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Iles où l'on ne prendra jamais terre
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26 juin 2006

L'orchidée

Une nouvelle rafale de balles se fit entendre. Proche celle-ci.
Agar vit l’ampoule qui pendait du plafond vaciller. La frêle lumière
jaunâtre qu’elle exsudait semblait sur le point de succomber. Elle
regarda Selim, l’aîné des trois enfants qui lui restaient. Elle le
sentait bouillonner, prêt à bondir sur la porte de la maison qu’elle
avait barricadée par une table boiteuse. Non Selim, non, je ne te
laisserai pas partir disait le regard noir d'Agar. Elle jeta un œil
rapide sur la photo craquelée de Jonas, son mari, fixé au mur. Il avait
l’air tellement sévère ! Sur cette photo, même l’éternel foulard rouge
qu’il portait autour du cou était gris et rigide… Non, je ne céderai
pas. De toutes façons, ça ne sert à rien. Tu ne sortiras pas Selim.
Sinon il mourrait lui aussi. Son jeune corps nerveux déchiqueté de
balles. Comme son frère. Immobilisé, tordu dans la poussière et le sang.
Jonas,
lui, était resté dans une cellule exiguë et sombre. Crise cardiaque lui
avait dit l’officier dans les bureaux jaunes sales du poste où elle
allait tous les jours. Crise cardiaque, avait-il dit. Peut-être
était-il simplement claustrophobe ? Oui, rit-il, simplement
claustrophobe ! Dommage.. nous allions le libérer…
Si seulement
elle avait pu voir son corps, si on lui avait au moins remis quelque
chose appartenant à Jonas, sa chemise, ou mieux son foulard rouge…
Quelque chose, n’importe quoi, à porter à ses lèvres. Pour calmer cette
rage. Ah oui la fleur..
Agar se rapprocha de l’orchidée rouge que
les enfants avaient trouvée dans la cour de l’école, à côté du rosier
mort. Tout s’était desséché ses derniers mois et le sol lui-même se
craquelait, montrant ses nerfs à vifs. Tout, sauf ces grandes orchidées
qui s’étaient mises à pousser un peu partout. Les gens disaient
qu’elles surgissaient exactement aux endroits où étaient tombés leurs
fils... Elles étaient étranges ces fleurs, elles attiraient vers la
profondeur de leur velours rouge, hypnotisaient. Lorsque le village
entier fut encerclé par l’Armée, Agar avait été en déterrer une et
avait coincé ses racines folles dans un pot en terre. Cette fleur, elle
le savait, ne devait pas mourir écrasée par l’un des énormes sacs de
sables que les hommes amoncelaient devant l’école, à l’entrée
principale du village. Tous les voisins avaient été en cueillir, tous
savaient que ces fleurs étaient à eux, et seulement à eux et qu’elles
étaient importantes. Seule Agar avait pensé aux racines. Lorsqu’elle se
penchait sur cette orchidée, sa rage trop grande pour son corps de
mère, s’échappait un peu, happée par les pétales sombres. Sa beauté,
sûrement sa beauté, insufflait un espoir fou. Mais elle ne pouvait la
regarder trop longtemps, sinon de puissantes contractions saisissaient
son ventre. Elle s’en détachait alors, et à regret, ravalait sa colère.
Agar
poussa la fleur vers Selim… peut- être que.. Regarde, dit-elle, ses
racines se sont tellement développées… le pot semble sur le point
d’exploser, elle aussi elle l’aime cette terre de poussière on dirait..
mais pas le pot.. il faut que j’en trouve un plus grand peut-être..
Selim se pencha un peu vers l’orchidée, son regard commença à se pacifier.

Un cri perça la nuit. Du côté de l’école. Nooon ! Selim bondit de sa chaise. C’était la voix d’Ali. C’était sûr, c’était lui, son ami de toujours. C’était son non, c’était lui. Il était dehors près des barricades, il avait besoin d’aide, il était tombé, exposé aux tirs fous, aveugle. Agar regarda son fils. Ce grand corps tremblant et décidé. Il n’y avait plus rien à faire. Elle voulut le serrer dans ses bras. Comme quand il était petit. Mais les bras de Selim étaient raides, son corps tendu par une incommensurable rage. Il poussa la table et ouvrit la porte sans même un regard pour les petits étrangement silencieux dans un coin. Il disparut dans la nuit. Les tirs avaient redoublé de plus belle.
Agar ferma la porte, éteignit la lumière, prit les deux petits qu’elle installa sur des coussins, par terre dans couloir, l’endroit le plus sûr de la maison, sans fenêtres. Le plus petit qui ne savait pas encore marcher se mit à pleurer. Elle le prit dans ses bras, essayant maladroitement de le bercer. L’attente reprit, interminable. Les petits finirent par s’endormir au creux de ses jambes. Elle se dégagea, cala leur tête sur des oreillers. Cette douleur, dieu cette douleur.. Elle alla chercher l’orchidée restée dans l’autre pièce et la mit au pied d’un mur, un peu à l’écart. Elle voulut la regarder mais elle n’y arriva pas, elle avait trop mal au ventre. Elle tournait dans le couloir maintenant, collant parfois ses paumes et son front sur les pierres des murs pour y chercher un peu de fraîcheur, un peu de soutien. Ces murs, ces murs.
Tout à coup son cœur se mit à battre plus fort. Un pressentiment, une peur gigantesque lui étreignit le corps. Elle se recroquevilla. Encore la douleur dans le ventre,  contraction gigantesque..  et dehors une cavalcade des cris, des tirs, la voix d’Ali criant : « Selim !!!!!!!  NON !!! »
Agar bondit, c’était Selim, c’était lui, il fallait qu’elle…  les petits..  dormez... je..  ah…….. Elle ouvrit en hâte la porte du couloir, se cogna au mur, voulut allumer mais la maigre ampoule ne broncha pas. Elle atteignit pourtant la sortie, secoua de toutes ses forces la poignée, s’agrippa à la clef qui s’échappa de ses mains fébriles et alla s’échouer sur le sol dans un bruit sourd. Agar, à quatre pattes sur le sol la chercha, la chercha. Ses mains saignèrent, un goût de terre envahit sa bouche. Elle s’effondra, s’enfouit dans la poussière dans un instant qui lui parut des heures. Les petits se réveillèrent en criant d’effroi. Elle parvint à se relever, retourna dans le couloir pour les apaiser.

Ali frappa à la porte. Elle alla ouvrir. La clef sauta presque dans
ses mains quand elle se pencha de nouveau pour la chercher avec le bébé dans les bras et la petite accrochée à ses jambes. Elle tourna la clef dans la serrure, Ali ouvrit, le visage recouvert de sang, les yeux
fuyants sous la lumière de la lune. Elle comprit. Ali prit le bébé dans ses bras. Des jeunes gens entrèrent, portant le corps de Selim et le posèrent doucement à même le sol de la cuisine. Agar hurla. Elle se
fraya un chemin vers son fils, tomba à genoux près de son corps inerte. C’était trop tard. Elle n’avait pas su le retenir. Quelqu’un la releva à grand peine, lui dit des mots qu’elle n’entendit pas. Ali recouvrit
le corps de Selim d’une couverture sombre, força Agar à mettre ses petits dans le couloir, à l’abri des coups de feu qui avaient repris de plus belle. Il lui dit ma mère viendra dès que les tirs fous se seront
un peu calmés. Agar n’entendait pas. Ali barricada la porte de l’extérieur. Elle devait rester près des petits. Les femmes avaient mieux à faire que de mourir dans ce carnage. Lui irait encore, il le
devait.
Agar était comme folle. Elle se cognait aux murs dans une rage silencieuse. La douleur au ventre lançait de plus belle. Elle vit du sang se répandre par-dessous la porte séparant la cuisine du
couloir. Celui de Selim.. La mare se rapprochait d’elle et de l’orchidée. Ah ! Une nouvelle contraction… Agar tendit les bras. Ses mains touchaient les murs du couloir. Ses paumes appuyaient de plus en plus fort sur les parois rugueuses blanchies à la chaux, ses genoux s’enfonçaient dans le sol de terre battue. Elle poussait. Ses paumes et ses genoux saignèrent.
Puis Jonas se releva de la terre de sa cellule et vint pousser avec elle. Il était assis derrière elle et lui
tenait les joues dans ses larges mains. Elle haletait. Ses mains s’ancraient dans les murs qui peu à peu, par à coups, s’écartèrent.
Les murs palpitaient, respiraient en rythme saccadé espacé, régulier. Les parois utérines du couloir s’élevèrent et firent bientôt céder le plafond de l’humble demeure. Alors Agar put sortir.
Elle plongea profondément ses racines dans le sol, étira sans gêne sa tige gracile et ferme, la faufila par-dessus le toit, par-dessus les arbres, les maisons les plus hautes, déplia ses feuilles d’un beau vert sombre, ouvrit sa corolle, rouge, intense. Elle déploya ses pétales, une à une,
immenses et effrayantes lamelles de champignon atomique.

Tout s’arrêta. Même les tirs. Les hommes baissèrent leurs armes et levèrent les yeux vers cette chape de velours rouge qui surplombait l’aube. Cela dura des heures.

Puis le soleil finit par percer.

Au matin, les voisins retrouvèrent Agar et ses petits les yeux grands ouverts, muets mais souriants dans le couloir fissuré, jonché de pétales.
Agar portait au cou le foulard rouge de Jonas son mari.

L’armée ne revint pas. La région, disait-on- avait été contaminée par une plante rare, mais très dangereuse.

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Commentaires
A
Oups, désolée Tiphaine, j'ai perdu ton dernier commentaire pendant le recollage en un morceau de la nouvelle. Mais je crois que tu as raiosn, je vais supprimer le dernière phrase.
A
Bon Ok je mets la fin et tu me diras si elle te parait toujours aussi réaliste..
T
ce qui est dur quand on lit cette histoire, c'est qu'elle est terriblement réaliste.
A
Oh que c'est gentil Nathalie. En fait j'ai terminé. Mais j'en suis vraiment pas sûre...
N
Notre torture, c'est d'attendre la fin de ce terrible récit....
Iles où l'on ne prendra jamais terre
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