Ricochet 2000- Sevrages
En 2000, je plane. Ma fille n’a pas encore un an. Les débuts ont été difficiles, je me souviens, une nuit, de retour de la maternité je n’arrivais pas à allaiter mon bébé. Elle cognait sa bouche grande ouverte sur mon sein sans parvenir à en saisir le téton trop petit. Elle pleurait de tout son petit corps, s’obstinait. En vain. Trois heures du matin. Mon compagnon impuissant à mes côtés, appelle ma mère, venue nous aider pour la mise en route des premiers jours. Elle est nounou ma maman maintenant. Elle en connait un rayon en matière de nourrisson. Mais là, c’est sa fille et sa petite fille. Elle ne sait pas. Je vois bien qu’elle souffre aussi ma mère de voir sa petite fille s'époumoner comme ça. J’ai envie de hurler, je me retiens. Purée il n’y a que moi ici à savoir qu’elle va y arriver, que nous allons y arriver toutes les deux ?
- Elle a faim. Si nous lui donnions un biberon de lait reconstitué, émet timidement ma mère.
J’entends, tu ne peux pas nourrir ta fille. Je déraille. J’enrage à l’intérieur. Puis dans un sursaut de calme, je les vire tous les deux de la chambre. Elle y arrivait à la maternité. Il n’y aucune raison que cela ne marche plus. J’essaie de me calmer. De la calmer. Tout doucement une berceuse ; sépharade, une qui n’ait rien à voir avec mon enfance, vite,
''Durme querido hijico
Durme sin ancia i dolor…'' *
Nous nous relâchons toutes les deux. Et recommençons. Je change de sein. Et elle saisit mon téton avec une telle force que je me dis que plus jamais je ne douterai de notre instinct de vie à toutes les deux, de cette force tapie là. Je suis incroyablement heureuse.
''Enfance mon amour
Il n’est que de céder **''
Le reste de l’année est un concours de premières fois. Nous passons le plus clair de notre temps collées l’une à l’autre. En vadrouille dans le kangourou, ma fille regarde avec des yeux grands ouverts le monde qui l’environne. Sur le canapé, lové dans mes bras, elle tête mon lait. J’ai l’impression d’être la première mère sur terre. Il y a quand même une bizarrerie, ma fille ne semble têter que mon sein gauche. Je ne comprends pas bien, mais je ne me pose pas plus de questions que ça. Je me mets à mi-temps, pas envie de courir après les regrets. Tout passe tellement vite ! Les gens, les amis bien intentionnés, les copines de ma mère, et mon père, m’annoncent un sevrage difficile. Nous n’en avons cure. Je sais qu’elle prend ce dont elle a besoin pour grandir, j’ai confiance. Le reste du temps on se balade. A trois mois elle fait un voyage en bus de 32 heures, ma puce, nous traversons les plateaux anatoliens pour aller voir ma grand-mère, avant qu'il ne soit trop tard. Elle arrive fraîche comme une fleur. A six mois, elle commence à manger un peu de tout, tête moins. Et puis un matin d’avril de l’année 2000 ma fille de presque un an me fait comprendre que c’est bon, elle est grande et n’a plus besoin de têter. C’est la joie, on fait une belle fête !
Quelques mois après, sur la plage, en voyant ma mère cacher sa poitrine, je comprends.
Ma mère quand elle avait 8 ans a été brûlée très gravement, enflammée au pétrole comme une torche. Les médecins pensaient qu’elle ne survivrait pas. Seul mon grand-père y a cru, la soignant, changeant ses bandages plusieurs fois par jour pendant des mois. Elle en garde une très profonde cicatrice sur tout le côté droit. Du sein jusqu’à la hanche. Ce jour-là, sur la plage, alors que ma fille s’était sevrée toute seule de mon sein gauche, j’ai compris que je n’avais moi-même tété qu’un seul sein de ma mère, le téton droit de l’autre, brûlé, étant quasiment inexistant.
* François Atlan, Romances sépharades
** Saint John Perse, Eloges