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Iles où l'on ne prendra jamais terre
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9 avril 2008

Les couettes de la discorde 4

La 1ère partie de ce récit se trouve ici, la 2ème ici, la 3ème .

(photo des chaussons: http://evkedisi.blogcu.com/1277210/)

evkedisi_100_1902_1_ Au milieu des années 90, pour ma famille restée à Kars, la vie suivait son cours dans un sentiment étrange de détérioration. Objectivement cela devait être vrai, la ville changeait, un obscurantisme pesant s’abattait sur elle à mesure qu’elle s’appauvrissait, mais n’était-ce pas aussi moi qui, entrant à reculons dans l’âge adulte, perdait petit à petit le voile enchanteur de mon regard d’enfant ? D’autant plus que, pendant toute la décennie ayant suivi le coup d’état de 1980, les circonstances nous avaient empêchés de revenir en Turquie : la Kars que je redécouvrais cet été là, après 10 ans d’absence était bien terne, bien oppressante. Les yeux de ma grand-mère riaient toujours autant, et elle cherchait toujours avec aussi peu de succès à m’offrir les beaux voiles bordés de perles multicolores « pour la prière » disait-elle, mais désormais les appels à la prière du muezzin réveillaient au petit matin la mystique déboussolée que j’étais devenue en habitant dans un foyer de religieuses de Paris, et en fréquentant concomitamment un tas d’églises étranges. J’avais perdu l’évidence de l’innocence. Tout me paraissait complexe et compliqué. Tout menaçait mon indépendance à conquérir. Même l’oncle Haydar, je le trouvais moins drôle. Ou bien ne faisais-je plus partie du camp de ceux avec qui il s’autorisait à être spirituel ? Voilà ce devait être ça, j’étais entrée dans le camp des femmes ! D’ailleurs ma grand-mère s’était aussi mise à m’offrir des patik, ces chaussons de laine multicolores et aux jolis motifs géométriques qu’elle avait tricotés quand elle avait encore des bons yeux :

« Parce que tu dois toujours protéger tes pieds, surtout les jours où tu es indisposée, c’est vital, sinon tu peineras à avoir des enfants, répétait-elle en me tendant les jolis chaussons que je trouvais affreux. En plus en France, il doit faire froid. »

Je l’aimais trop pour lui répondre que mes pieds n’étaient pas directement reliés à mon utérus, que par exemple entre ces deux organes j’avais des jambes que j’aurais bien pris à mon cou : j’embrassais les joues ridées de ma grand-mère, dans l’interstice entre les grosses lunettes et le haut du fichu blanc qui recouvrait une partie de son menton et je rangeais sagement mes chaussons dans ma valise. 

Ma grand-mère était toujours relayée dans son entreprise de sauvegarde de la chaleur de mes pieds par ses filles, qui si elles étaient moins libres dans leurs paroles que leur mère et n’osaient me parler de fécondité, s’ingéniaient à me faire suivre par des chaussons à chaque fois que je changeais de pièce. En plein mois d’août, dans la maison recouverte de tapis.

Je suis injuste avec les femmes de la maison, ces chaussons furent les seuls rappels discrets qu’elles ne firent jamais à mon obligation de fécondité. Jamais non plus elles n’insistèrent pour m’apprendre à faire des baklavas ou des mantis. Mais tout cela me pesait car l’oncle Haydar ne m’emmenait plus courir la ville avec lui.

Il était de plus en plus taciturne, se levait tard alors que ses sœurs avaient déjà terminé les tâches ménagères de la journée, que la table du petit déjeuner avait été débarrassée depuis longtemps, et que la marmite du déjeuner mijotait sur la gazinière. Mes tantes gardaient toujours du thé au chaud pour le lever de leur frère, qui le buvait d’un trait et l’accompagnait d’une olive et d’une fine tranche de feta et gare à celle qui oserait lui tendre une tranche de pain ! On évitait de le faire parler car il pouvait se montrer cassant. Sans un mot il s’habillait puis partait au café dont il ne rentrait qu’au coucher du soleil, sans plus jamais ramener d’histoires drôles.

Il ne lui restait plus qu’une ou deux années avant de prendre sa retraite. D’ailleurs toute la maisonnée ne parlait plus que de cette retraite. Enfin quand je dis toute, c’était surtout Neslihan, celle des filles qui restait toute l’année auprès des vieux parents et d’Haydar. Elle évoquait sans cesse la longueur des mois d’hiver après le départ de ses sœurs et de ses neveux et nièces qui ne venaient là que pour l’été. L'hiver, il fallait porter le charbon vers le poêle, l’allumer en grelotant au petit matin, et essayer de tenir la maison alors que deux jours sur trois l’eau ne coulait pas au robinet. Elle parlait surtout de sa fille, Dilek, qui habitait si loin à Istanbul et dont le mariage tournait mal. La jolie Dilek était obligée de travailler pour une misère car il fallait bien payer le loyer et pallier la légèreté de son mari joueur. Dire qu'elle n’avait personne pour s’occuper correctement de son adorable petit ange aux boucles dorées !  Neslihan glissait qu’elle se sentait obligée de retourner à Istanbul pour aider sa fille, que l’une ou l’autre des ses quatre sœurs devait venir à son tour à Kars pour s’occuper des parents jusqu’à ce qu’elle aille mieux :

« De toutes façons quand Haydar sera à la retraite plus rien ne nous retiendra à Kars ! Cette ville rend tout le monde neurasthénique non ? Regardez le pauvre Haydar, ce n’est pas ici qu’il pourra trouver une compagne, lui qui ne veut pas d’une villageoise, or ici il n’y a plus que ça. Tout le monde est parti. Et puis on soignera mieux nos vieux parents à Istanbul… déjà il n’y aura pas quatre mètres de neige devant la porte: pourquoi ne pas songer,  nous aussi , à migrer vers l’Ouest ? »

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La suite 5ème partie ici.

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Commentaires
F
Chouette des nouvelles de l'oncle Haydar et de la famille. Ada, je lirai des pages et des pages sans me lasser...<br /> Tu nous fais un beau cadeau.
A
Zélie: je viens de trouver le blog de Tita67, c'est affreux, je sens que je vais encore arrêter d'écrire pour lire ! Merci de me l'avoir signalé.
A
Oh vous êtes gentils ! 77 ça va faire beaucoup et vous lasseriez avant l'ultime scène du balcon !<br /> Delest ce récit ne va pas pouvoir satisfaire tes fantasmes, désolée... en plus je ne sais toujours pas faire les mantis, et je crois que je n'aime pas ça...<br /> Et tu as raison Sam, je corrigerai (ou pas) après (après quoi ?) <br /> Des bises à vous !
D
"Couette" a en gros 3 acceptions : l'édredon, la mouette, la touffe de cheveux. "Discorde" en a deux : la dispute, mais aussi la divinité malfaisante. 6 combinaisons possibles, donc - l'image la plus plaisante étant celle d'écolières se tapant dessus à coup d'édredons.<br /> L'oncle Haydar saura t-il les séparer ?
S
Je dirai même que je SOUHAITE qu'il y ait 77 épisodes ! (je ne les vois pas, les lourdeurs, moi, ne sois pas perfectionniste, écris, tu corrigeras après :-) )
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