Les couettes de la discorde 9
Photo trouvée sur Flickr ici .
Qu’espérait
Neslihan lorsqu’un matin d’avril le bus qui la ramenait de Kars s’arrêta pour
la laisser descendre sur le bas-côté de la voie rapide E5, au niveau d’une
lointaine banlieue d’Istanbul ? Elle avait l’esprit encore embrumé par la
nuit sans sommeil qu’elle venait de passer dans le bus et récupéra laborieusement
ses affaires de la soute: n’ayant aucun revenu depuis son installation dans la
maison familiale de Kars, Neslihan n’avait pas non plus beaucoup d’effets
personnels, mais Haydar, malgré son désaccord à propos du voyage de sa sœur, avait
quand même tenu à ce qu’elle emmenât avec elle ce que toute personne venant de
Kars en visite dans la famille ramenait : le fameux vieux gruyère et bien
sûr des rayons de miel bien épais. Haydar ne perdait jamais le sens des
convenances, et il savait que le goinfre qu’était le mari de Dilek, lui aussi
originaire de Kars, apprécierait le geste.
C’est donc
encombrée de lourds sacs qu’elle se mit à attendre le minibus collectif qui la
conduirait vers les hauteurs de la colline où s’étaient installés sa fille et
son gendre. De là où elle était, elle pouvait distinguer les immeubles de guingois
du bidonville et quelques sentiers ocres de poussières – les routes n’avaient
pas encore été construites. Elles le seraient probablement avant les prochaines
municipales, histoire de glaner quelques voies et figer le provisoire.
La fête du
sacrifice (Kurban bayrami) approchait,
les troupeaux malingres de moutons qui s’entassaient entre les barrières de
sécurité de la voie rapide et de la bretelle d’accès en étaient témoins. Neslihan
se mit à contempler un bélier noir, qui allait probablement avoir du mal à
trouver un acquéreur, vu sa maigreur. Il se tenait un peu à l’écart des autres
bêtes et s’acharnait de ses cornes sur la rampe de la bretelle d’accès. Le
souvenir du dernier bélier que son mari avait fait égorger dans leur cour de
Kars lui revint en mémoire. C’était juste avant qu’ils ne partent pour Istanbul,
dans l’espoir de placer leur voyage et leur déménagement sous les meilleurs auspices. A l’époque, elle
gardait encore l’espoir d’une vie meilleure que celle, pleines de disputes et
de rancœurs, qu’elle avait eue à Kars après son mariage. Türker son concubin,
lui avait promis qu’il n’emmènerait pas son autre femme avec lui, juste elle et
ses deux enfants, qu’il trouverait même un moyen de divorcer pour l’épouser elle.
Elle se souvint avec émotion des cris déchirants qu’avait poussés son fils
Murat alors âgé de 7 ans quand le boucher était arrivé pour égorger le bélier
qui patientait dans leur cour depuis déjà quelques jours et avec lequel il avait sympathisé. Il n’avait pas voulu toucher à la viande et avait boudé
pendant de longs jours refusant d’apporter leur part aux voisins. C’est
seulement dans le train pour Istanbul - à l’époque on prenait encore le train !
– qu’il avait interrompu sa bouderie, répétant les yeux brillants d’impatience tout au long des cinq jours qu'avait duré le périple : "c’est
vrai qu’elle est bleue la mer à Istanbul ?"
D’ailleurs,
maintenant qu’elle y pensait, elle se souvint que la mer berçait Istanbul et
qu’elle avait adoré la plage de Süreyya Pasha où ses enfants avaient appris à
nager. C’était un autre temps, un temps où l’on pouvait entrer dans les eaux du
Bosphore et de la Marmara. De là où elle se trouvait sur la bande d’arrêt d’urgence
de l’E5, on ne voyait pas la mer.
En montant dans
le minibus, comme elle se retournait pour regarder le bélier noir se faire
éloigner manu-militari de la barrière par un vieux berger venu des lointains pâturages
de l’Anatolie pour vendre ici ses bêtes, elle se fit engueuler par un jeune garçon à peine pubère. L’assistant du chauffeur qui, du marche-pied où il se tenait dangereusement,
criait la direction du minibus pour rameuter les clients : « Abla, dépêche-toi
on travaille nous ! Bayramli, Byramli ! »
Elle s’assit sur
la banquette arrière le plus loin possible de la portière qui allait rester
ouverte pendant tout le trajet et qui laissait s’engouffrer un air déjà chaud
malgré l’heure matinale. A radio, Sezen Aku, détruite, chantait à tue tête: "ne kavgam bitti ne sevdam ömür geçer ölum geçmez"
* ni ma passion ni mes luttes ne sont terminées, passe la vie, reste la mort"
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La suite, 10ème partie ici.