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Iles où l'on ne prendra jamais terre
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14 mai 2008

Les couettes de la discorde 9

Photo trouvée sur Flickr ici .
koyun    Qu’espérait Neslihan lorsqu’un matin d’avril le bus qui la ramenait de Kars s’arrêta pour la laisser descendre sur le bas-côté de la voie rapide E5, au niveau d’une lointaine banlieue d’Istanbul ? Elle avait l’esprit encore embrumé par la nuit sans sommeil qu’elle venait de passer dans le bus et récupéra laborieusement ses affaires de la soute: n’ayant aucun revenu depuis son installation dans la maison familiale de Kars, Neslihan n’avait pas non plus beaucoup d’effets personnels, mais Haydar, malgré son désaccord à propos du voyage de sa sœur, avait quand même tenu à ce qu’elle emmenât avec elle ce que toute personne venant de Kars en visite dans la famille ramenait : le fameux vieux gruyère et bien sûr des rayons de miel bien épais. Haydar ne perdait jamais le sens des convenances, et il savait que le goinfre qu’était le mari de Dilek, lui aussi originaire de Kars, apprécierait le geste.

    C’est donc encombrée de lourds sacs qu’elle se mit à attendre le minibus collectif qui la conduirait vers les hauteurs de la colline où s’étaient installés sa fille et son gendre. De là où elle était, elle pouvait distinguer les immeubles de guingois du bidonville et quelques sentiers ocres de poussières – les routes n’avaient pas encore été construites. Elles le seraient probablement avant les prochaines municipales, histoire de glaner quelques voies et figer le provisoire.

 

La fête du sacrifice (Kurban bayrami) approchait, les troupeaux malingres de moutons qui s’entassaient entre les barrières de sécurité de la voie rapide et de la bretelle d’accès en étaient témoins. Neslihan se mit à contempler un bélier noir, qui allait probablement avoir du mal à trouver un acquéreur, vu sa maigreur. Il se tenait un peu à l’écart des autres bêtes et s’acharnait de ses cornes sur la rampe de la bretelle d’accès. Le souvenir du dernier bélier que son mari avait fait égorger dans leur cour de Kars lui revint en mémoire. C’était juste avant qu’ils ne partent pour Istanbul, dans l’espoir de placer leur voyage et leur déménagement  sous les meilleurs auspices. A l’époque, elle gardait encore l’espoir d’une vie meilleure que celle, pleines de disputes et de rancœurs, qu’elle avait eue à Kars après son mariage. Türker son concubin, lui avait promis qu’il n’emmènerait pas son autre femme avec lui, juste elle et ses deux enfants, qu’il trouverait même un moyen de divorcer pour l’épouser elle. Elle se souvint avec émotion des cris déchirants qu’avait poussés son fils Murat alors âgé de 7 ans quand le boucher était arrivé pour égorger le bélier qui patientait dans leur cour depuis déjà quelques jours et avec lequel il avait sympathisé. Il n’avait pas voulu toucher à la viande et avait boudé pendant de longs jours refusant d’apporter leur part aux voisins. C’est seulement dans le train pour Istanbul - à l’époque on prenait encore le train ! – qu’il avait interrompu sa bouderie, répétant les yeux brillants d’impatience tout au long des cinq jours qu'avait duré le périple  : "c’est vrai qu’elle est bleue la mer à Istanbul ?"

    D’ailleurs, maintenant qu’elle y pensait, elle se souvint que la mer berçait Istanbul et qu’elle avait adoré la plage de Süreyya Pasha où ses enfants avaient appris à nager. C’était un autre temps, un temps où l’on pouvait entrer dans les eaux du Bosphore et de la Marmara. De là où elle se trouvait sur la bande d’arrêt d’urgence de l’E5, on ne voyait pas la mer.

     En montant dans le minibus, comme elle se retournait pour regarder le bélier noir se faire éloigner manu-militari de la barrière par un vieux berger venu des lointains pâturages de l’Anatolie pour vendre ici ses bêtes, elle se fit engueuler  par un jeune garçon à peine pubère. L’assistant du chauffeur qui, du marche-pied où il se tenait dangereusement, criait la direction du minibus pour rameuter les clients : « Abla, dépêche-toi on travaille nous ! Bayramli, Byramli !  »

    Elle s’assit sur la banquette arrière le plus loin possible de la portière qui allait rester ouverte pendant tout le trajet et qui laissait s’engouffrer un air déjà chaud malgré l’heure matinale. A radio, Sezen Aku, détruite, chantait   à tue tête: "ne kavgam bitti ne sevdam ömür geçer ölum geçmez"


* ni ma passion ni mes luttes ne sont terminées, passe la vie, reste la mort"

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La suite, 10ème partie ici.

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Commentaires
F
Mmmmm, je retrouve avec plaisir Ces Couettes si attachantes...<br /> Tu nous entraînes dans ton univers, c'est un bonheur.
O
Je retrouve des scènes du Maghreb avant l'Aîd el Kébir... et ce jeune garçon qui se permet de l'engueuler. Rien ne t'échappe des rapports humains dans une société entre Islam et Méditerranée.
Z
Super!!! j'adore cette histoire. Les personnages sont tellement réels.
A
Installe-toi confortablement Anita, après tout c'est un lieu public ;-) et merci pour l'encouragement !
A
Ah non, moi j'aime! je m'installe sur la banquette du fond, en souriant des yeux à la dame que je dérange un peu, parce que je ne sais pas comment on dit "excusez-moi" en Turc, j'ai un peu chaud aussi, j'essaye de sentir la mer sous la poussière et le diesel, j'ai le temps, je suis en voyage.
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