La ronde vallée l'imam et le vélo
Arrivée en France à l’âge de 7 ans, j’ai grandi dans une ZUP, zone urbaine prioritaire, appelée Ronde Vallée, banlieue d’une petite ville industrielle de l’Est. Aujourd’hui, on appellerait ça pudiquement « un quartier». Très tôt ce nom tout rond m’a fait réfléchir. Je l’aimais bien au fond, même si je saisissais son côté cercle infernal. De mon immeuble, on pouvait voir les quartiers pavillonnaires où vivaient nos instituteurs et nos profs. Ce n’était donc pas tout à fait un ghetto, la Ronde Vallée, disons que des espaces différents se côtoyaient malgré tout, et qu’il y avait quelques échanges entre eux. Nous habitions un immeuble de 17 étages, particulièrement laid.. mais à 16 ans je me suis rendue compte que la laideur en matière d’urbanisme était chose relative…. Je m’en souviens comme si c’était hier. J’avais reçue une copine d’enfance d’Istanbul qui voulait apprendre le français et qui est venue passer l’été en France. Le premier jour de son arrivée, nous sommes allées passer un coup de fil à sa mère. Elle lui a dit :
- C’est très joli par ici, c’est tout vert, on se croirait à Ataköy.
Ataköy est une banlieue résidentielle d’Istanbul construite dans les
années 80, et plutôt bon chic bon genre. Certes Ataköy est elle aussi
constituée de hautes tours, mais les entrées sont dallées de marbre, et
des rosiers et des jasmins fleurissent les alentours. Si je me souviens
bien et ne confonds pas, il y a entre les immeubles des piscines
découvertes, entourées de parasols blancs et de chaises longues en
teck.
J’ai essayé de regarder d’un autre œil ma cité et ses tours. C’est vrai
qu’elles étaient décorées de pelouses assez vertes pour un mois de
juillet. (Elle a compris par la suite, ma copine, que toute cette
verdure, n’est pas comme à Ataköy dûe aux bons soins des concierges et
jardiniers qui y pullulent, mais à une pluie têtue...) D’ailleurs ce
doit être symptomatique je n’ai conservé aucune photo de la Ronde Vallée. A Istanbul, je suis au regret de le dire, les tours n’évoquent
pas (encore ?) la cité de banlieue en voie de relégation et sont
l’apanage des bourgeois. Mais bon, de là à dire que c’est joli.... Même
en me décentrant je n’y arrive pas bien. Surtout que j’avais en mémoire
les grandes flaques d’eau qui envahissaient les entrées des immeubles
de notre vert quartier, dès qu’il pleuvait un peu trop tôt, c’est à
dire le plus clair de l’hiver…
Il faut dire aussi que ma copine a changé très rapidement d’avis… quand
elle a découvert le trait principal de notre cité, à savoir l’ennui.
Parce qu’il n’y avait pas grand chose à faire à la Ronde Vallée l’été.
L’hiver non plus d’ailleurs, mais au moins on pouvait aller se divertir
à l’école. A Ataköy, il y a de la légèreté, les bourgeois turcs aiment
à s’amuser et ne connaissent pas la solitude. A Ataköy les voisins se
parlent, vont les uns chez les autres, boivent le thé, jouent aux
cartes, dansent. A la Ronde Vallée, non. Je ne sais pas ce que font
les gens pour passer le temps à la Ronde Vallée.
C’est qu’au fond je les ai peu fréquentés.
Enfant, probablement à cause du statut de mes parents, j’ai en effet
toujours été un peu à la marge. Mes parents étaient turcs mais instits,
donc pas tout à fait « immigrés ». C’est fou comme les classes sociales
et les origines se confondent !
La seule famille française que j’ai un peu fréquentée était celle de
mon instit du CE1, Mme Saliou, envers qui j’ai une reconnaissance sans
bornes. Mme Saliou m’avait à plusieurs reprises invitée chez elle pour
l’anniversaire de sa fille ou à d’autres occasions. J’ai toujours
ressenti une grande gêne chez elle, malgré sa gentillesse. J’étais
heureuse d’y être invitée, j’étais la seule élève de l’école à l’être,
je savais que c’était un privilège et qu’elle attendait beaucoup de
moi. Je crois que j’ai fait de mon mieux. Je me souviens même d'avoir
mangé les betteraves rouges qu’elle nous a servies, alors que je n’en
avais jamais mangées et que de la première à la dernière bouchée ça a
été un supplice. C’est elle encore qui m’a conduite à la bibliothèque
municipale de mon quartier pour m’y inscrire le jour où elle s’est
aperçue que j’avais lu tous les livres de l’école. Encore elle qui m'a
fait sauter une classe pour combler le retard dû à mon arrivée en
France.
C’est en turc que j’ai appris à lire, au fond de la classe de ma mère à
Istanbul alors qu’elle enseignait encore. Du plus loin que je me
souvienne, j'ai toujours lu. A sept ans je suis tout naturellement
passée au français. On apprend vite quand est môme.
Comme je lisais beaucoup, j’étais aussi très à la marge des enfants des
gens que mes parents fréquentaient dans cette petite ville de l’Est où
mon père avait été muté pour enseigner le turc aux enfants d'immigrés.
Je ne sais pas si c’était parce que moi je me sentais différente, ou
parce que je me voulais différente. Je devais sentir que pour pouvoir
quitter la Ronde Vallée et les Turcs d'ici que j'ai sentis beaucoup
moins libres que ceux du quartier d'Istanbul dont je venais, encore une
question de classe sociale -évidemment, je n’avais pas vraiment d’autre
choix que d’être très différente. Ce n’est qu’aujourd’hui que
j’envisage les choses de cette façon. A l’époque, quand même, j’aurais
bien aimé avoir des amis, même turcs. Mais ça ne marchait pas. Or mes
parents recevaient toujours beaucoup de monde à la maison, continuant à
porter en France pour les gens de leur communauté la fonction d’
»instituteur », repère et « personnalité » au même titre que l’imam
avec lequel par ailleurs ils ne se sont jamais bien entendus. Pourtant
ils ont essayé. Mon père soutenait que pour être une personne à part
entière je me devais de connaître ma culture or « l’islam fait partie
de notre culture » disait-il. C’est ainsi qu’une année, j'avais 10 ans,
il m’a envoyée au « cours de Coran » pour que j’apprenne les principes
de ma religion, son histoire et le parcours de son prophète. J’y suis
allée tous les matins pendant près d’un mois. J’emmenais un foulard
dans mon sac, et recopiais les sourates du Coran, mémorisais des
versets en arabe pour pouvoir prier, apprenais à faire correctement les
ablutions de purification. Puis mon père s’est aperçu que l’imam
s’était mis en tête de nous apprendre à lire le Coran en arabe, et que
j’étais déjà en bonne voie, alors il a crié un grand coup, comme il
sait le faire, et est venu avec moi pour expliquer à l’imam que c’était
stupide de nous apprendre à lire un texte qu’on ne comprenait même pas,
et que nous nous avions besoins d’apprendre le français, le turc aussi
pour continuer à parler avec nos parents mais pas l’arabe en tout cas
pas comme ça, à le lire sans comprendre le sens. Alors j’ai arrêté, et
je ne sais donc pas lire le Coran dans sa lettre sacrée. Au fond ça ne
doit pas être si grave parce que quand je récite les versets que
j’avais appris à l’époque à mes amis arabophones, ils sont morts de
rire… l’arabe prononcé à la turque, ça vaut le détour… Mais Allah n’a
pas l’air d’en prendre ombrage alors ça va.
En revanche les autres membres de ma communauté ils ont pris ombrage,
eux, des idées farfelues de mon père et de son opposition avec l’imam.
Et il a dégusté mon papa, mais c’est une longue histoire, et j’en
parlerai peut-être une autre fois.
Je ne sais pas si c’est aussi à cause de ça, mais je n’ai pas eu non
plus d’amis turcs. De toutes façons, ils ne m’aimaient pas, je devais
être très pimbêche à passer mon temps plongée dans des bouquins terrée
dans ma chambre, même quand ils venaient à la maison. Une jeune fille
turque qui ne se dérange pas pour servir le thé aux invités, ça ne se
fait pas. Mes parents m’encourageaient quand même à me montrer, mais
sans vraiment insister.
Cependant mes parents, malgré leur grande liberté d’esprit, étaient
assez dépendants de leur communauté. Et je l’ai payé assez cher, je
trouve. Parce que comme ils étaient assez exposés aux regards, je me
devais d’être irréprochable. Ceci veut dire, une liberté réduite, pas
de petit copain, pas de séance de piscine (lieu de perdition), pas de
ballade en ville, pas de cinéma, voire pas de vélo, parce que c’est
quand même un bel instrument de liberté le vélo. A 16 ans, j’ai quand
même trouvé un sujet de chantage assez efficace, et fait accepter à ma
mère que c’était ridicule que je ne sache pas faire du vélo à mon âge
pour d’obscures raisons et à cause de l’imam. Ca a l’air simple comme
ça. Pourtant ça a été de la haute lutte. Parce qu’évidemment, ma mère
qui est une femme intelligente n’osait pas me dire les choses qu’elles
se forçaient à respecter juste par peur du qu’en-dira-t-on. Ainsi,
c’est au bout d’une bagarre mémorable, ponctuée de cris, et au cours de
laquelle je la sommais de me dire pourquoi je ne pouvais pas faire du
vélo, qu’elle a fini par me crier à la figure :
- Parce que tu es turque !
Et c’est comme ça que j’ai gagné. Elle n'a plus eu d'autre possibilité
que celle d'accepter que c’était assez ridicule comme raison...
A 16 ans je suis donc montée sur un vélo pour apprendre enfin à en
faire. Ma fidèle amie Anne m’a amené le sien. J’étais excitée comme on
ne peut pas l’imaginer. Je suis montée tout en haut d’une colline verte
de la Ronde Vallée avec le vélo, Anne et ma mère (qui ne pouvait quand
même pas me lâcher comme ça) me suivaient, et j’ai enfourché le vélo.
Puis j’ai tout lâché et me suis mise à dévaler la pente à une vitesse
foudroyante pour un vélo. L’arrivée a été un peu rude… A ce régime, en
trois collines j’ai réussi à garder l’équilibre, les jambes un peu
amochées mais le vent de la liberté dans les oreilles. D’ailleurs elle
ne devait pas avoir totalement tort ma mère, car je me suis
effectivement servie de ce vélo pour aller voir mon petit ami qui
habitait à 10 km de la Ronde Vallée dans un petit village. Bon, j’ai un
peu menti à ma mère, mais je n’avais pas vraiment le choix. Et puis
c’est de sa faute, on ne peut pas encourager son enfant à lire,
aiguiser son appétit et sa curiosité du monde et attendre d’elle une
obéissance débile et soumise au qu’en-dira-t-on.
C’est comme ça que j’ai quitté la Ronde Vallée, à vélo et à bouquins, mais c'est une autre histoire.
Billet du 25/6/2005 rapatrié.