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Iles où l'on ne prendra jamais terre
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16 mai 2008

La ronde vallée l'imam et le vélo

 

medium_unusualadventures.jpgArrivée en France à l’âge de 7 ans, j’ai grandi dans une ZUP, zone urbaine prioritaire, appelée Ronde Vallée, banlieue d’une petite ville industrielle de l’Est. Aujourd’hui, on appellerait ça pudiquement « un quartier». Très tôt ce nom tout rond m’a fait réfléchir. Je l’aimais bien au fond, même si je saisissais son côté cercle infernal. De mon immeuble, on pouvait voir les quartiers pavillonnaires où vivaient nos instituteurs et nos profs. Ce n’était donc pas tout à fait un ghetto, la Ronde Vallée, disons que des espaces différents se côtoyaient malgré tout, et qu’il y avait quelques échanges entre eux. Nous habitions un immeuble de 17 étages, particulièrement laid.. mais à 16 ans je me suis rendue compte que la laideur en matière d’urbanisme était chose relative…. Je m’en souviens comme si c’était hier. J’avais reçue une copine d’enfance d’Istanbul qui voulait apprendre le français et qui est venue passer l’été en France. Le premier jour de son arrivée, nous sommes allées passer un coup de fil à sa mère. Elle lui a dit :

- C’est très joli par ici, c’est tout vert, on se croirait à Ataköy.
Ataköy est une banlieue résidentielle d’Istanbul construite dans les années 80, et plutôt bon chic bon genre. Certes Ataköy est elle aussi constituée de hautes tours, mais les entrées sont dallées de marbre, et des rosiers et des jasmins fleurissent les alentours. Si je me souviens bien et ne confonds pas, il y a entre les immeubles des piscines découvertes, entourées de parasols blancs et de chaises longues en teck.

J’ai essayé de regarder d’un autre œil ma cité et ses tours. C’est vrai qu’elles étaient décorées de pelouses assez vertes pour un mois de juillet. (Elle a compris par la suite, ma copine, que toute cette verdure, n’est pas comme à Ataköy dûe aux bons soins des concierges et jardiniers qui y pullulent, mais à une pluie têtue...) D’ailleurs ce doit être symptomatique je n’ai conservé aucune photo de la Ronde Vallée. A Istanbul, je suis au regret de le dire, les tours n’évoquent pas (encore ?) la cité de banlieue en voie de relégation et sont l’apanage des bourgeois. Mais bon, de là à dire que c’est joli.... Même en me décentrant je n’y arrive pas bien. Surtout que j’avais en mémoire les grandes flaques d’eau qui envahissaient les entrées des immeubles de notre vert quartier, dès qu’il pleuvait un peu trop tôt, c’est à dire le plus clair de l’hiver…
Il faut dire aussi que ma copine a changé très rapidement d’avis… quand elle a découvert le trait principal de notre cité, à savoir l’ennui. Parce qu’il n’y avait pas grand chose à faire à la Ronde Vallée l’été. L’hiver non plus d’ailleurs, mais au moins on pouvait aller se divertir à l’école. A Ataköy, il y a de la légèreté, les bourgeois turcs aiment à s’amuser et ne connaissent pas la solitude. A Ataköy les voisins se parlent, vont les uns chez les autres, boivent le thé, jouent aux cartes, dansent. A la Ronde Vallée, non. Je ne sais pas ce que font les gens pour passer le temps à la Ronde Vallée.
C’est qu’au fond je les ai peu fréquentés.
Enfant, probablement à cause du statut de mes parents, j’ai en effet toujours été un peu à la marge. Mes parents étaient turcs mais instits, donc pas tout à fait « immigrés ». C’est fou comme les classes sociales et les origines se confondent !
La seule famille française que j’ai un peu fréquentée était celle de mon instit du CE1, Mme Saliou, envers qui j’ai une reconnaissance sans bornes. Mme Saliou m’avait à plusieurs reprises invitée chez elle pour l’anniversaire de sa fille ou à d’autres occasions. J’ai toujours ressenti une grande gêne chez elle, malgré sa gentillesse. J’étais heureuse d’y être invitée, j’étais la seule élève de l’école à l’être, je savais que c’était un privilège et qu’elle attendait beaucoup de moi. Je crois que j’ai fait de mon mieux. Je me souviens même d'avoir mangé les betteraves rouges qu’elle nous a servies, alors que je n’en avais jamais mangées et que de la première à la dernière bouchée ça a été un supplice. C’est elle encore qui m’a conduite à la bibliothèque municipale de mon quartier pour m’y inscrire le jour où elle s’est aperçue que j’avais lu tous les livres de l’école. Encore elle qui m'a fait sauter une classe pour combler le retard dû à mon arrivée en France.

C’est en turc que j’ai appris à lire, au fond de la classe de ma mère à Istanbul alors qu’elle enseignait encore. Du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours lu. A sept ans je suis tout naturellement passée au français. On apprend vite quand est môme.
Comme je lisais beaucoup, j’étais aussi très à la marge des enfants des gens que mes parents fréquentaient dans cette petite ville de l’Est où mon père avait été muté pour enseigner le turc aux enfants d'immigrés. Je ne sais pas si c’était parce que moi je me sentais différente, ou parce que je me voulais différente. Je devais sentir que pour pouvoir quitter la Ronde Vallée et les Turcs d'ici que j'ai sentis beaucoup moins libres que ceux du quartier d'Istanbul dont je venais, encore une question de classe sociale -évidemment, je n’avais pas vraiment d’autre choix que d’être très différente. Ce n’est qu’aujourd’hui que j’envisage les choses de cette façon. A l’époque, quand même, j’aurais bien aimé avoir des amis, même turcs. Mais ça ne marchait pas. Or mes parents recevaient toujours beaucoup de monde à la maison, continuant à porter en France pour les gens de leur communauté la fonction d’ »instituteur », repère et « personnalité » au même titre que l’imam avec lequel par ailleurs ils ne se sont jamais bien entendus. Pourtant ils ont essayé. Mon père soutenait que pour être une personne à part entière je me devais de connaître ma culture or « l’islam fait partie de notre culture » disait-il. C’est ainsi qu’une année, j'avais 10 ans, il m’a envoyée au « cours de Coran » pour que j’apprenne les principes de ma religion, son histoire et le parcours de son prophète. J’y suis allée tous les matins pendant près d’un mois. J’emmenais un foulard dans mon sac, et recopiais les sourates du Coran, mémorisais des versets en arabe pour pouvoir prier, apprenais à faire correctement les ablutions de purification. Puis mon père s’est aperçu que l’imam s’était mis en tête de nous apprendre à lire le Coran en arabe, et que j’étais déjà en bonne voie, alors il a crié un grand coup, comme il sait le faire, et est venu avec moi pour expliquer à l’imam que c’était stupide de nous apprendre à lire un texte qu’on ne comprenait même pas, et que nous nous avions besoins d’apprendre le français, le turc aussi pour continuer à parler avec nos parents mais pas l’arabe en tout cas pas comme ça, à le lire sans comprendre le sens. Alors j’ai arrêté, et je ne sais donc pas lire le Coran dans sa lettre sacrée. Au fond ça ne doit pas être si grave parce que quand je récite les versets que j’avais appris à l’époque à mes amis arabophones, ils sont morts de rire… l’arabe prononcé à la turque, ça vaut le détour… Mais Allah n’a pas l’air d’en prendre ombrage alors ça va.
En revanche les autres membres de ma communauté ils ont pris ombrage, eux, des idées farfelues de mon père et de son opposition avec l’imam. Et il a dégusté mon papa, mais c’est une longue histoire, et j’en parlerai peut-être une autre fois.
Je ne sais pas si c’est aussi à cause de ça, mais je n’ai pas eu non plus d’amis turcs. De toutes façons, ils ne m’aimaient pas, je devais être très pimbêche à passer mon temps plongée dans des bouquins terrée dans ma chambre, même quand ils venaient à la maison. Une jeune fille turque qui ne se dérange pas pour servir le thé aux invités, ça ne se fait pas. Mes parents m’encourageaient quand même à me montrer, mais sans vraiment insister.

Cependant mes parents, malgré leur grande liberté d’esprit, étaient assez dépendants de leur communauté. Et je l’ai payé assez cher, je trouve. Parce que comme ils étaient assez exposés aux regards, je me devais d’être irréprochable. Ceci veut dire, une liberté réduite, pas de petit copain, pas de séance de piscine (lieu de perdition), pas de ballade en ville, pas de cinéma, voire pas de vélo, parce que c’est quand même un bel instrument de liberté le vélo. A 16 ans, j’ai quand même trouvé un sujet de chantage assez efficace, et fait accepter à ma mère que c’était ridicule que je ne sache pas faire du vélo à mon âge pour d’obscures raisons et à cause de l’imam. Ca a l’air simple comme ça. Pourtant ça a été de la haute lutte. Parce qu’évidemment, ma mère qui est une femme intelligente n’osait pas me dire les choses qu’elles se forçaient à respecter juste par peur du qu’en-dira-t-on. Ainsi, c’est au bout d’une bagarre mémorable, ponctuée de cris, et au cours de laquelle je la sommais de me dire pourquoi je ne pouvais pas faire du vélo, qu’elle a fini par me crier à la figure :
- Parce que tu es turque !
Et c’est comme ça que j’ai gagné. Elle n'a plus eu d'autre possibilité que celle d'accepter que c’était assez ridicule comme raison...
A 16 ans je suis donc montée sur un vélo pour apprendre enfin à en faire. Ma fidèle amie Anne m’a amené le sien. J’étais excitée comme on ne peut pas l’imaginer. Je suis montée tout en haut d’une colline verte de la Ronde Vallée avec le vélo, Anne et ma mère (qui ne pouvait quand même pas me lâcher comme ça) me suivaient, et j’ai enfourché le vélo. Puis j’ai tout lâché et me suis mise à dévaler la pente à une vitesse foudroyante pour un vélo. L’arrivée a été un peu rude… A ce régime, en trois collines j’ai réussi à garder l’équilibre, les jambes un peu amochées mais le vent de la liberté dans les oreilles. D’ailleurs elle ne devait pas avoir totalement tort ma mère, car je me suis effectivement servie de ce vélo pour aller voir mon petit ami qui habitait à 10 km de la Ronde Vallée dans un petit village. Bon, j’ai un peu menti à ma mère, mais je n’avais pas vraiment le choix. Et puis c’est de sa faute, on ne peut pas encourager son enfant à lire, aiguiser son appétit et sa curiosité du monde et attendre d’elle une obéissance débile et soumise au qu’en-dira-t-on.
C’est comme ça que j’ai quitté la Ronde Vallée, à vélo et à bouquins, mais c'est une autre histoire.

 

Billet du 25/6/2005 rapatrié.

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Commentaires
S
Il y avait très longtemps que je n'avais pas entendu cette expression "courir le guilledou".<br /> Cette plongée dans ton enfance et surtout ton adolescence est très intéressante pour un lecteur comme moi qui me suit installé à l'âge adulte en France, mais sans vraiment l'avoir choisi, poussé par des contraintes économiques et, surtout, parce que je n'avais pas d'autre nationalité que la nationalité française. Ta conquête pour 'l'indépendance' du moins la prise de distance avec les habitudes culturelles, la tradition, a aussi était celle de nombreuses amies avec qui j'ai partagé les bancs du l'école, puis du lycée, de la mission culturelle française, des jeunes filles musulmanes qui devaient parfois aussi convaincre leur entourage pour des questions vestimentaires, de maquillage, de "bicyclettage" et des petites choses comme ça. Mais comme, à l'époque les "khoménistes" comme on les appelaient n'étaient pas nombreux et souvent méprisés pour leur bigoterie, se sont des choses qui comme pour toi se sont passé en douceur, sans drame, car les parents étaient très compréhensifs et que nous faisions tous en sorte de ne provoquer personne: pas de rebellion stupide et de toutes façons les jeunes filles chrétiennes se trouvaient face à des traditions quasi-identiques, celles qui prévalaient pour toutes les femmes de cultures méditerranéennes, à l'époque. Ce qui fait que des jeunes filles d'origine chrétienne comme ma soeur Anne - véridique - qui à l'inverse se trouvait largement minoritaires dans pays musulman, ont vécu ce passage de l'adolescence de façon très proche de ce que tu décris, Ada. Rien de très oppressant, il me semble.<br /> Je me suis marré en lisant ta réflexion sur l'accent arabe, mais je n'ai pas le souvenir d'avoir entendu un turc parler l'arabe dans mon entourage en tout cas ça m'a fait penser à un ami Sénégalais, dont le père était imam d'ailleurs, et qui connaissait - il est mort, qu'il repose en paix - le Coran par coeur, mais me faisait tordre de rire, à cause de son accent, quand on échangeait quelques phrases en arabe.<br /> Voilà, Ada, je suis tjs très heureux de te lire, parce que je partage au moins cette chose avec toi qui est le plaisir que la littérature procure.
A
Ah oui l'étrangeté rend parfois les choses belles. Mais la France ne l'est-elle pas au fond, belle dans l'ensemble ? Sauf la cité de mon enfance, là rien à faire...
Z
Autre chose : quand on arrive de l'extérieur, la France c'est incroyablement joli. Mais incroyablement. Moi, c'était le chemin pour aller de l'aéroport à Paris qui m'a bluffé l'année dernière : les trottoirs bien nets, les pelouses toutes vertes, les rues pas défoncées et les gens en deux files de voitures toute droites, avec de l'espace entre les deux. Un mirage. J'avais, dans l'année, circulé sur une route à deux voies sur laquelle les automobilistes doublaient les automobilistes en train de doubler...et je faisais des appels de phares terrorisés à toutes les voitures que je voyais surgir en face de moi dans l'autre sens... Alors, sur le moment, en France, ça donne l'impression d'être net et bien léché. C'était peut-être ça qui faisait de l'effet à ta cousine.
Z
Tu as raison, je ne suis pas extérieure quand il s'agit de mes enfants, c'est le seul cas. ça sauve un peu.
A
Zélie, je crois que j'ai gardé le désir. Par contre je me demande parfois si je ne me pas tricote des barrières : au cas où je ne saurai pas faire s'il n'y en avait pas ! <br /> <br /> Mais il ne me semblait pas, vu la façon dont tu parles de tes enfants que tu sois extérieure tout le temps. <br /> <br /> Sinon, comme toi, j'ai parfois souvent aussi l'impression d'être à l'extérieur... Moi qui pensais que c'était spécifique à l'immigration, ton commentaire me détrompe !
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