Les filles d'Izmir par une femme de Paris
Sezen Aksu - Izmir'in Kizlari
Vidéo envoyée par hotterbich
Epuisée par mes monstres d’élèves, imprégnée de leur malaise parfois violent, et interloquée par mes propres résistances ou réactions, je peine parfois à rentrer à la maison. C’est que je dois en plus prendre un bus qui trimballe la haine ordinaire des quartiers nord de Paris. Au dessus de mes forces, encore plus avec le sac à dos lourd de copies vrillé au épaules. Alors pour repêcher le souffle de vie et le désir tapi bien au fond de moi, je me réfugie dans un café aux banquettes moelleuses et au plafond haut. J’y écluse mes copies.
Mon compagnon beaucoup plus compatissant vis-à-vis de ma fatigue depuis qu’il a vu « Entre les Murs » (merci merci Cantet…) vient parfois m’y chercher dans sa luxueuse voiture achetée à crédit et pour laquelle je n’avais jusqu’à maintenant qu’une indifférence scandaleuse et scandalisée. Autant dire que maintenant je l’aime et je ne culpabilise même plus à n’avoir pas le courage d’enfourcher un vélib, encore moins de m’enfoncer dans les entrailles du métro.
En chemin, depuis plus d’un mois, je mets exclusivement la même chanson. Qui n’a bien entendu aucun, mais alors aucun rapport avec mon quotidien. Elle figure sur Deniz Yildizi (l'étoile de mer) , le dernier album de Sezen Aksu, que j’aime toujours autant. J’ai choisi sur ce disque la chanson la plus légère, les autres étant assez engagées ou nostalgiques. On en trouve une par exemple à la mémoire du journaliste arménien Hrant Dink assassiné, une autre sur les jeunes soldats turcs victimes d’une guerre insensée, etc.. Celle que j’aime parle des filles d’Izmir, de leur beauté de leur légèreté grave, de leur insolence.
J’ai eu envie de traduire cette chanson aujourd’hui. Sûrement parce que j’ai une tonne de travail en retard, et des troupeaux de moutons sous les lits !
J’ai pris presque autant de plaisir à essayer de la traduire qu'à l'écouter. Evidemment c’est intraduisible, et bourré de références qui me parlent beaucoup à moi mais qui se perdent en arrivant au français. N’empêche, j’avais envie de la partager avec les quelques personnes qui s’égarent sur cette page. J’espère que vous l’écouterez. Je l’aime beaucoup, peut-être parce qu’elle est porteuse de cette légèreté qui me fait tant défaut en ce moment. Peut-être aussi parce qu’elle me fait penser à ma cousine Dilek devenue smyrniote et qui me manque tant.
Cette chanson est autobiographique, Sezen Aku est une fille d'Izmir et elle est aussi connue (et peut-être aiméee aussi d'ailleurs, allez savoir) pour sa vie amoureuse tumultueuse.
Moi je ne suis pas d’Izmir, bien que je crève d’envie en ce moment d’y habiter un jour. Je sais c’est un miroir aux alouettes.
Les filles d’Izmir
Une pince à épiler en main*
Femelles, mères, brigandes
Douces mégères
Sortent en bas de soie
Sur la promenade du front de mer
Dans la guerre comme dans l’amour
Elles tiennent haut leur port de reine
Dans le golfe (d'Izmir)
Les reflets de lune comme les étoiles
tout y est piquant
Et le sel à la bonne dose
La brise du soir
Est leur parfum
Le jasmin fleurit sur leurs balcons
Aucun cliquetis de talons haut
Ne peut sonner de manière si aguicheuse
Un coup d’œil et vous voilà à terre
Ce n’est même pas croyable
Les filles d’Izmir
C’est honteux à dire-
Mais nous sommes entre nous -
Meurent aussi bien de trop faire l’amour
Que de trop se battre
Papa, dis donc, qu’est-ce que tu en avais
après la longueur de mes jupes
Cachée sous les escaliers je les roulais
à la taille
Les filles d’Izmir
N’ont pas le mot peur dans leur dictionnaire
Joue-moi une danse de L'Egée
Sur l’air du jeune et fougueux gaillard
Je sortais sur le blacon et entonnais un makber
Le pont en tremblait
Tu me regardais avec un œil si dur
Que, aille ! j’en sortais avec peine
Papa, tu aurais du suivre l’adage
Et considérer la mère avant d’épouser la fille
Tu n’aurais pas du prendre tant à la légère
Le verbe fleuri d'insultes de grand-mère
Et tu n’aurais pas du plonger dans les yeux vert d’eau de Dame Shehriban
En l'ayant vue faire des ronds de fumée avec sa cigarette
... Les filles d’Izmir
Ca vous consument un homme.
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* en référence à un poème d'Orhan Veli qui parle de la coquetterie de jeunes filles plus soucieuses de leur pince à épiler que du monde tel qui va..)