La buée sur la vitre
« Au
lieu d’assumer ma peine dans sa totalité et son accomplissement, de lui faire
face, d’en exprimer au moins la douleur en en parlant directement, je l’avais
transformée en un mystérieux sentiment, par des jeux de tromperies, d’oublis,
et de changements de points de vue de mon esprit .
Ce
sentiment a réuni le monde parallèle et la culpabilité qui m’habitaient. Comme
il ne s’agit pas entièrement d’un moment de transparence, et comme, pour cette
raison, il s’agit d’une chose qui voile la vérité et nous permet ainsi de vivre
plus tranquillement avec elle, comparons cette tristesse à la buée qu’accumule
sur les vitres d’une fenêtre un samovar continuellement allumé par un froid
jour d’hiver. J’ai choisi cette image parce que les vitres embuées éveillent en
moi la tristesse. J’aime encore beaucoup les regarder, et ensuite me lever pour
écrire ou dessiner dessus avec mon doigt. Dans cet acte, il y a quelque chose d’analogue
à parler de la tristesse. En écrivant et dessinant avec mon doigt sur la vitre
embuée, à la fois je dissipe la tristesse qui m’habite, je me distrais et, au
terme de tous ces exercices graphiques, une fois la vitre nettoyée, je peux
voir le paysage au-dehors. Mais, en fin de compte, le paysage lui aussi nous
parait triste. Il nous faut tenter de saisir un peu ce sentiment qui fait
figure de destin pour toute la ville. »
Orhan PAMUK, Istanbul, traduction française in collection folio.