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Iles où l'on ne prendra jamais terre
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27 février 2009

Constantinople n'attend plus personne

constantinopleLorsque je suis "fatiguée d'être moi", je dors, je danse, ou j'essaie de m'oublier dans les mots des autres.  Mais souvent, mon nombril refait surface et me replace dans ma lecture là où je ne veux pourtant pas être.
C'est ainsi que j'ai lu le recueil de poèmes de Mehmet Yashin (traduits par Alain Mascarou), en me désolant de le lire avec mes yeux à moi. Avec un titre pareil, Constantinople n'attend plus personne, je ne pouvais pas le manquer. Cependant cette Constantinople a plus de visages, de collines et de noms que je ne pensais et est partout et surtout ailleurs. Évidemment. J'aurais aimé porter un autre nom en lisant ce receuil de poèmes ou bien que lui en porte un autre.

"Constantinople n’attend plus personne dans la cabine d’interprète il y a une femme aux yeux bleus nous parlerions avec d’anciennes voix si nous devions parler. Maintenant langue étroite et obscure. Mon turc intérieur se détricote, à chaque approximation je me défait maille après maille … les pêcheurs de la Mer Noire vont me ramasser je crains qu’on ne lise dans ma paume : plus d’Istanbul pour vous, ni de Constantinople, ni même d’amis Turcs qui aient une icône de Byzance accrochée chez eux…"

de Mehmet Yashin


J'en ai sélectionné un autre, mais je garde au secret celui qui m'a le plus touchée.

Pas d’Ithaque

 

Pas de port où tu puisses jeter l’ancre dans ce voyage.

Pas d’endroit nommé Ithaque

 

Ecoute ô enfant !

Les vagues feront chavirer ton petit bateau de papier

tu en avaleras de l’eau salée

tu nageras vers le large en empoignant la mer à brassées

sachant que la ligne d’horizon restera toujours devant toi

telle une corde tendue.

 

Plus d’un navire sombrera encore

plus d’un amour se livrera à la tempête

seuls tes rêves ne sombreront pas- T a patrie est une île lointaine

une solitude égale à celle des dieux te revient

et toi dans cet infini bleu

silencieux autant que le Créateur

tu dresseras ta tête altière face aux vagues irritables.

 

Pas d’endroit où cessent les souffrances

Pas de temps pour pleurer et rire

-et puis l’éclat de rire pour un bonheur éphémère

que peut-il bien apprendre à l’homme ? –

la douleur te fera grandir et tu apprendras enfin

à danser sur la glace

à danser sur la glace.

  

Mehmet Yashin, Istanbul, 1983.

traduit du turc par Alain MASCAROU


A lire aussi l'entretien donné au Magazine Littéraire ne serait-ce que pour rappeler l'universalité de la poésie. On trouve aussi quelques poèmes extraits du recueil à la fin de l'entretien.

Sur le site officiel de l'auteur des poèmes en anglais.


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Commentaires
S
Je l'ai commencé hier, et déjà, le premier poème m'a saisie, je vais imprimer ce texte d'Alain Mascarou et "me le lire" comme on dit par ici, merci de ce beau cadeau...
A
Merci, Ada,d'avoir visé si juste : le premier poème est dédié à Serrâ Yilmaz, par qui j'ai rencontré l'auteur, en 1984 (ou 5) ; le second, je l'ai traduit alors pour les élèves du lycée français d'Ankara, dans le cadre d'un cours sur l'exil (nous étions tous des expatriés, dans le passé, le présent ou l'avenir).<br /> En retour, je vous adresse quelques pages de ma traduction en cours du premier roman de Mehmet Yashin : il s'agit du chapitre III de la seconde partie, à lire en parallèle aux poèmes de "Soldat mort mon amour". L'action se passe à Chypre au temps de l'EOKA, le titre provisoire du roman est "Votre Expatriote Poissons" (de cette Expatrie dont sont citoyens ceux qu'on exile — un continent).<br /> Bonne lecture en l'Ile !<br /> <br /> TROISIÈME HISTOIRE<br /> assis dans la fenêtre <br /> <br /> <br /> Assis dans la fenêtre, je regardais les orangers. <br /> <br /> J'écoutais le bruit de l'eau qui coulait derrière. Je croyais qu'au loin la mer se mêlait au ciel. La hauteur des montagnes m'étonnait. À ce moment-là d'ailleurs tout m'étonnait. <br /> <br /> J'étais assis dans la fenêtre.<br /> <br /> Peut-être que mon père n'était pas mort, qu'il vivait, qu'il se cachait dans une grotte de ces hautes montagnes. La longueur de ses cheveux, de sa barbe, l'empêchait de venir au bourg. Là-bas il n'y avait pas non plus de barbier. Je regardais les hommes qui passaient sur la route. Lequel pouvait être mon père ? Je me choisissais moi-même un père. En réalité je n'avais jamais vu mon père. Les gens peuvent-ils regretter des choses dont ils ne connaissent pas le sens ? Je regrettais mon père. <br /> <br /> Ma mère était toujours fatiguée. Elle était très en colère contre moi parce que je mangeais trop de viande de porc. Que pouvais-je y faire, ça me plaisait beaucoup de prendre quelque chose de ces soldats blonds. Ils passaient en jeep devant notre maison. De ma fenêtre j'agitais la main vers eux, je disais : "Hello". Ils étaient si bons que s'arrêtant aussitôt ils me donnaient de la viande de porc, des sandwichs, des conserves, du lait et même du Coca-Cola. En fait, je croyais que la tâche de ces soldats des pays occidentaux était de nous apporter de la farine parce que nous ne nous battions pas comme les gens d'ici. Parce qu'il était écrit sur leurs voitures "UN"*. De vrai, je ne comprenais rien : alors que chaque jour on transportait tant de farine, pourquoi mangions-nous du pain avec de la paille et des cailloux ?<br /> *le sigle "UN", United Nations, signifie en turc "un", farine.<br /> Un jour assis dans ma fenêtre, j'ai vu les avions. Ils plongeaient vers mes hautes montagnes à moi. Un moment ils disparaissaient, soudain ils s'élevaient à nouveau. Dans le bourg les sirènes retentissaient comme si elles n'allaient jamais s'arrêter. Moi debout dans la fenêtre je regardais les avions. Je savais qu'ils lâcheraient des bombes. Cependant l'émotion de sentir que les avions bombardiers étaient aussi proches aggravait ma peur. Les sirènes retentissaient pour que nous allions dans les refuges. La Défense Passive avait fait creuser des refuges même dans notre quartier. Chacun des pères était allé creuser un refuge. De chez nous aussi il aurait fallu qu'un père y aille. Ma mère, en donnant de l'argent à un pochard désœuvré du quartier avait voulu qu'il creuse un abri à la place de mon père absent. En m'apercevant qu'elle mettait ce soûlard à la place de mon père, trépignant en pleurs sur la route je réussis à la faire changer d'avis. Dans le quartier fut organisé un exercice d'alerte à l'arrivée des bombardiers. A ce moment -là les sirènes retentirent exprès, et tout le quartier courut exprès dans les abris. Je résistais pour ne pas y aller. Ma mère me traînait. Moi, hurlant encore plus fort, je me jetais de moi-même à terre. Je n'avais pas de père, comment pouvais-je aller dans un refuge creusé par les pères des autres enfants ? Je ne pouvais le dire clairement à ma mère, et elle ne pouvait le comprendre. Cependant mon obstination "absurde" l'avait forcée à prendre cela au sérieux. Elle poussa dans l'encoignure le châssis de fer du lit où elle dormait, elle me fit un "refuge" particulier en plaçant d'épaisses planches de bois sous le matelas. <br /> <br /> "Si les avions arrivent, en passant sous le lit tu t'assiéras dans le coin, et si tu n'es pas dans la chambre, tu te cacheras du côté intérieur d'une porte."<br /> <br /> Cette nuit-là d'épais rideaux noirs avaient été accrochés à ma fenêtre. Nous étions assis à la lueur d'une bougie. Ma mère, qui ne s'éloignait jamais du poste de radio, sortait fréquemment pour ne pas me montrer qu'elle pleurait. Les grands oublient vite leur propre enfance. De par où ils sont passés eux-mêmes, il faut qu'ils sachent que les enfants saisissent en un clin d'œil beaucoup de choses, surtout celles qu'on leur cache. Bien sûr que je comprenais que ma mère pleurait, mais je faisais comme si je ne comprenais pas.<br /> <br /> Cette nuit-là enfouissant la tête sous le yorgan j'ai pleuré jusqu'au matin. Ma mère ne pouvait pas du tout comprendre. Je me recroquevillais, la tête passée sous le yorgan. Je croyais que les morts à la guerre attendaient à mon chevet. Ce jeune homme aussi était parmi ceux qui étaient morts hier. Du sang coulait de sa tête. Il tendait des mains aux doigts déchiquetés. Il allait me prendre et m'emporter, m'ensevelir dans un trou profond. J'allais mourir. J'allais disparaître dans l'obscurité. Vraiment, comme j'avais peur à nouveau ! Pour croire que je n'étais pas seul, coupé en deux je parlais avec moi-même, mieux encore, je me transportais moi-même ailleurs. Les martyrs dans leurs suaires blancs ensanglantés sortaient de leur fosse l'un après l'autre. Les fantômes, avec leurs mains de squelettes, me faisaient signe : "Viens viens viens". Je me collais alors à ma couche trop étroite, je m'enveloppais entièrement dans ma couverture. Je tâchais de ne pas penser que les revenants pouvaient entrer aussi sous mon yorgan. Je hurlais dans mes rêves mais ma voix ne sortait pas. M''éveillant épuisé de mes cris que nul à part moi ne pouvait entendre, j'écartais la couverture, je regardais ma mère. Les martyrs ne pouvaient s'approcher de moi tant que ma mère était là. Je voulais que ma mère ne voie pas que j'avais pleuré, parce que l'une des premières règles que j'avais apprises était de ne pas montrer que je pleurais. C''est pourquoi, bien que je l'eusse désiré très fort, je n'allais pas entrer dans le lit de ma mère et dormir avec elle. <br /> <br /> Ma mère se réveillait tôt, elle partait préparer à manger aux soldats, coudre pour eux pantalons et chemises. Dans le bourg toutes les femmes s'occupaient ainsi, et tous les hommes faisaient la guerre. Un jour, me frappant moi-même d'un endroit à l'autre en pleurant, je me révoltai contre le départ de ma mère chaque matin. Devais-je m'en apercevoir, mes pleurs étaient-ils libres de couler en montrant ma colère, je ne savais. C'étaient des sanglots arrachés de l'intérieur qui exprimaient une profonde tristesse, des pleurs que je ne pouvais verser ouvertement <br /> <br /> "Est-ce que ces soldats n'ont pas de mère ? Que chacune de leurs mères leur prépare le repas, que chacune d'elles leur couse une chemise !" <br /> <br /> Ma mère ne m'écouta pas et partit. D'ailleurs les grands n'écoutent jamais les enfants. Ils sont absolument certains que ceux-là ne peuvent rien dire de sérieux au sujet de la vie. Eux prennent au sérieux bien que ça n'ait ni queue ni tête tout ce qu'ils font. Et ils ne s'en tiennent pas là, ils veulent que les enfants prennent au sérieux ces futilités. <br /> <br /> "Si au moins j'avais une mère en plus. Quand tu t'en irais l'autre s'occuperait de moi, elle m'aimerait quand tu ne m'aimes pas.'"<br /> <br /> Je m'étonne maintenant en y pensant. Je croyais que la vie était partout ainsi : les hommes allaient à la guerre, les femmes cousaient des uniformes. J'avais appris maintenant que les gens étaient divisés en Roumis et en Turcs. D'ailleurs il y avait quelques mois encore, j'ignorais que les tantes grecques étaient Roumis, et que nous nous étions Turcs. La seule différence que je pouvais faire était de ce type : "la langue que parlent les tantes grecques" et "la langue que parle ma mère". Et je croyais qu'elle parlaient des langues différentes par pureté d'âme. Les gens à la télévision, la famille de Sarkis, Jane la femme de mon oncle et ces soldats blonds de l'UN parlaient des langues diverses. C'était magique de savoir que la plupart de nos voisins étaient Roumis, et que nous nous étions Turcs. Une découverte incroyable, étrange, merveilleuse ! Nous n'étions donc pas tous pareils, certains (Turcs) étions autres, et eux (Roumis) étaient autres. La découverte de cette mystérieuse surréalité me donnait l'impression qu'en-dessous des choses présumées réelles se trouvait dissimulée une "subréalité" essentielle.<br /> <br /> Sur cette lancée, j'ai commencé à séparer non seulement les gens, mais toutes les choses présumées Turques et Roumis. Par exemple, les lointaines montagnes en face et la mer à gauche étaient la partie Roumi. Là tout était Roumi, les arbres, les nuages, les voitures. De temps en temps de ce côté-là venaient des oiseaux Roumis. Ils ressemblaient exactement aux oiseaux Turcs, mais sans doute disaient-ils "cui cui cui" dans une autre langue. Je ne les aimais pas du tout. Parce qu'ils étaient Roumis, il y avait une EOKA Roumi. A l'intérieur de cette EOKA se trouvaient des hommes en armes. C'étaient eux qui avaient tué mon oncle, fait prisonniers ma tante et mon grand-père, ouvert le feu sur leurs maisons pour les saccager. <br /> <br /> Assis à la fenêtre, je pensais que pensait mes pensées assis exactement comme moi à une fenêtre en ce moment un garçon Roumi partageant ma projection. À l'égard de ce garçon Roumi je nourrissais des sentiments mêlés. Je ne l'aimais pas parce qu'il était Roumi, mais parce qu'il me ressemblait exactement. Il fallait que lui aussi eût perdu son père à la guerre, et sans doute sa mère préparait-elle les repas des soldats Roumis. Quand je pleurais lui aussi pleurait. Mais d'où était-il supposé Roumi ? Une fois même je le vis sur la route d'Omorfo/Morphou. Je fus saisi d'une grande émotion. Il était sur la route, moi j'étais dans un autobus Turc. Nous nous sommes longuement regardés. J'en suis sûr, c'était lui ma projection. Mais d'où était-il supposé Roumi ? Comme des années plus tard à nouveau je cherchais une réponse à cette question, elle m'apparut comme un sujet comique. Peut-être était-ce un symptôme en rapport avec la croissance. Parce qu'en grandissant je n'eus pas beaucoup le loisir de penser même à ma propre projection, comme à la question qui étais-je exactement. Ou bien était-il difficile d'être un Roumi de ma projection ? Selon mon point de vue d'alors, tout était couple et dans chaque chose il y avait un Turc et un Roumi. Mais les esprits et les fantômes de ces couples étaient identiques si on les séparait chacun en tant que Turc et Roumi.<br /> <br /> Quelques jours après les rideaux noirs furent retirés. Je pouvais m'asseoir tranquillement à la fenêtre comme autrefois. <br /> <br /> Il faisait nuit. Ma mère n'était pas encore arrivée. Au fur et à mesure que l'obscurité s'épaississait, les battements de mon cœur s'accéléraient, ma peur augmentait. Le ciel étincelait d'innombrables étoiles. Je m'abîmais dans la pensée de la vie sur les étoiles. J'oubliais ainsi que me trouvant seul les martyrs me cernaient. Comment étaient les hommes sur les étoiles ? Comment s'habillaient-ils ? Sans doute là aussi y avait-il des Roumis et des Turcs. Comment se battaient-ils entre eux ? Est-ce que l'un de ces jours nous combattrions les occupants de ces étoiles brillantes, jaunes ?… C'étaient les questions les plus sérieuses parmi celles que je ne pouvais résoudre. <br /> <br /> Une jeep militaire amena ma mère avec les autres femmes du quartier. Sautant de la fenêtre je courus sur la route. En courant je regardais encore les étoiles. Est-ce que les femmes sur les étoiles faisaient aussi l'aller et retour avec les jeeps militaires ? Dans la jeep était assis un homme moustachu, aux yeux gris, aux traits du visage tracés avec un crayon feutre. Il portait sur sa poitrine et ses épaules des insignes comme dans les films. Dans la lune et l'étoile de sa casquette vert foncé de héros se tenait un loup gris. Comme il tendait la main pour me caresser les cheveux, je tressaillis. Sûr que cet homme n'était pas mon père. Il n'y avait dans ses regards ni affection ni souci ni rien d'autre. Les yeux de mon père étaient noisette moirés de vert. Et comme il avait un beau regard dans les photographies de mariage avec ma mère. L'homme jouant avec ses doigts se tourna soudain vers ma mère : <br /> <br /> "Occupe-toi bien de ce jeune garçon, il deviendra bientôt un héros !"<br /> <br /> Je fus flatté d'être pris au sérieux et épouvanté à la pensée que je pouvais mourir. Je collai mes lèvres sur la main de ma mère.<br /> <br /> Ma mère dit, dans un sourire indécis : "Il y a encore du temps pour l'héroïsme, il y a encore du temps." Ensuite en se levant elle dit que j'avais très peur de la guerre, que je priais en cachette la nuit pour que la guerre cesse. Je me mis en colère contre ma mère parce qu'elle pensait que j'étais petit, et surtout que parce qu'elle savait que je priais le Dieu des Turcs pour que la guerre cesse et par dessus tout parce qu'elle frappait à vif impitoyablement sur mon grand secret. L'homme éclata de rire : <br /> <br /> "Mon fils, jamais la guerre ne finira. Elle existait autrefois, et elle existera aussi demain. Si un pays ne veut pas être captif, pour lui la guerre ne finit jamais. Tous les pays se font la guerre. Voyons, n'es-tu pas un homme ? Les hommes n'ont pas peur de la guerre !" <br /> <br /> J'avais recommencé à pleurer. L'homme dit encore bien d'autres choses, mais je ne pus en comprendre aucune. Je voyais ses yeux, les étranges insignes tracés sur ses épaules, ses moustaches, ses phrases qui jaillissaient de sa bouche comme d'un fusil mitrailleur, les autres soldats dans la jeep qui ne bronchaient pas, et je pleurais. <br /> <br /> Après ce jour-là, je devins tout à fait le héros d'un film de science-fiction. J'étais dans un trou profond, ténébreux, parmi les fers qui volaient dans les feux, les explosions interminables dans le ciel. Les projectiles bondissant vers les étoiles, le sang coulant comme une voie lactée à travers l'espace, la couleur du ciel virant au rouge… Le monde se boursoufflait comme un ballon qui éclate, émiettés sur la carte les pays se pulvérisaient. J'avais disparu dans l'espace. J'étais roulé de droite à gauche comme un fétu de paille. Sans arrêt mes pieds glissaient, je tournoyais, tournoyais tournoyais. J'étais seul. Il n'y avait pas d'endroit où poser le pied. Je voulais saisir les pierres du ciel, mes mains s'approchaient. Sur les vaisseaux spatiaux des mortiers au long canon tiraient sur moi et rendaient la moitié de mon corps à l'état de poussière. Le loup gris de la casquette du héros spatial était assis dans la lune. Les yeux gris me regardaient du haut du ciel, d'étoile en étoile une voix revenait en écho : "La guerre ne finira jamais… la guerre ne finira jamais… ne finira jamais… ne finira… ne fin…"<br /> <br /> S'il faut que je l'avoue, j'estimais que c'était là l'une de ces paroles des grands qui savent tout très bien. Je me rendais compte qu'étant petit je ne pouvais tout saisir. <br /> <br /> Longtemps après avoir appris que nous n'étions pas nous en tant que nous, mais que nous étions deux êtres différents appelés Turc et Roumi, je devais découvrir qu'on avait créé dans une certaine mesure en l'appelant "nation" la prétendue séparation. Étant nation, les mêmes choses en devenaient d'autres d'une façon émouvante et mystérieuse. Même entre la gent des chats turcs et la gent des chats roumis, on faisait la distinction. Car la nation est essentielle dans la vie et rien n'échappe à son essence nationale. <br /> <br /> La question sur la route de l'homme dans la jeep si j'étais ou non un homme restait secondaire par rapport au jugement que la guerre entre nations ne finirait jamais. Mais des années après je remarquai que comme je n'aimais pas du tout les jeux guerriers ni l'état militaire, je pris excessivement au sérieux ceux qui tâchaient de me persuader que je n'étais pas un "homme". D'ailleurs, dans ces années-là, mes règlements de compte et ma révolte étaient en relation avec la guerre plus qu'avec la sexualité. La pression créée par la difficulté relative à un sexe s'effaça auprès de la violence sanglante relative à une nation. <br /> <br /> Maintenant assis à la fenêtre je commençai à chercher une solution pour que la guerre cesse. Et je finis par la trouver ! <br /> <br /> Si toutes les balles, mais toutes, s'épuisaient, si tous les avions, mais tous, tombaient, si toutes les armes s'usaient, s'abîmaient, même sans être utilisées, la guerre ne s'arrêterait-elle pas ? Après cette trouvaille, assis à la fenêtre je me mis à compter les coups de feu. J'écrivais même le nombre des coups de feu quotidiens sur mon "exercise book" à la brillante couverture rouge. Le commandant dans la jeep n'avait pas pu penser comment c'était arrivé. Qui plus est il avait aussi des marques sur ses épaules. Comprendre que même les grands ne peuvent pas tout savoir fut l'une de mes autres découvertes importantes. <br /> <br /> D'ailleurs qui savait parfaitement tout ? Dieu ? En apprenant de ma mère que Dieu sans tout savoir décidait cependant de tout, je passai par un véritable effondrement. Cela voulait dire que Dieu décidait aussi la guerre ! Je n'avais aucun doute que la guerre était une chose mauvaise. Le point que je ne comprenais pas, comment Dieu pouvait-il décider une chose aussi mauvaise ? Si un homme n'avait pas confiance en Dieu, en qui se confierait-il ? Bien sûr qu'à cette époque-là je me posais cette question, avec ce sens-là, mais sous cette forme : "Un pays qui n'aurait pu avoir confiance même en Dieu, en qui se confierait-il ?"<br /> Ankara-Nicosie, 1980
B
Merci pour cette belle découverte.
A
Ouah quelle rapidité Samandti ! Je ne suis pas encore passée à la librairie turque moi pour prendre les romans ! <br /> Moi aussi j'aime bien l'aspect physique de ce recueil. Je vais patienter pour que tu me dises quels poèmes t'ont émue. J'ai pensé à toi en lisant l'Olivier de douleur.
S
Je l'ai commandé et reçu, le voilà sur ma table basse, il est bien joli, le grain du papier, le rouge de sa couverture... j'aime bien être accompagnée d'un recueil de poèmes, alors je vais le glisser dans mon sac et le découvrir peu à peu.
Iles où l'on ne prendra jamais terre
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