Se brûler les ailes
Babadagi, montagne du père. C'est à son sommet à 1900 mètres au dessus de la mer d'Ölüdeniz que nous ont conduits cette fois nos pas, guidés par un compagnon d'Icare à l'éloquence tout aussi rassurante qu'attirante.
Plage d'Ölüdeniz, mer morte en turc, nous lorgnons du côté des coussins colorés négligemment posés là pour attirer les indolents, mais nos regards sont attirés par les ailes colorées qui tourbillonnent bien au dessus de nous puis qui se posent avec légèreté sur la piste entre les cafés et les chaises longues de la plage. Nous nous arrêtons et levons les yeux au ciel. Fascinés, craintifs.
Un jeune homme à l'allure sportive nous observe en souriant, hospitalier. Les marques de ses lunettes comme deux minces indices sur ses tempes. Des griffures de Phébus, un signe de ralliement.
"Je vois bien que vous en avez envie, nous dit-il, mais une petite peur vous retient. Je comprends que l'idée de quitter sa condition humaine et se mesurer aux dieux puisse vous effrayer.
Vous allez me dire que vous avez peur de l'altitude. Laissez-moi vous révéler ceci: personne n'a peur de l'altitude. C'est de tomber que les gens ont peur. faites l'expérience, montez sur une table et regardez droit devant vous: avez-vous peur ? Non. Quand vous serez là-haut, vous serez aidés par nos moniteurs et soutenus par une toile hyper résistante que nous faisons venir spécialement d'Allemagne."
Il me regarde et comprend que l'argument allemand ne m'a pas vraiment convaincue. Et se relance dans de nouveaux exemples. Il parle calmement, et doucement. A tel point que nous sommes obligés de nous approcher pour que sa voix ne soit pas recouverte par le bruit des vagues assez fortes ce jour-là à Ölüdeniz.
Je pense qu'à vingt ans, je suis venue au même endroit et que je suis repartie de la même façon sans avoir tenté l'expérience, la trouille vrillée au ventre. Plus d'une décennie plus tard (soyons flous...) me revoilà, déjà convaincue, toile allemande ou pas.
- Et l'homme qui s'est écrasé dans les flots pas plus tard que la semaine dernière ? demande mon compagnon hésitant.
- Ah oui c'était terrible, on l'a vu, il est tombé juste là-bas. Et il désigne le large de son doigt.
"Mais lui ce n'est pas pareil, il a voulu faire le fou. Et figure sur figure. Il voulait défier le vent. Il s'est emmêlé dedans. Mais vous me paraissez des gens à la personnalité déjà affirmée, vous n'avez pas besoin de vous affirmer dans les airs j'en suis sûr. Et puis vous ne serez pas seuls, vous sauterez avec nos moniteurs qui sont plus qu'expérimentés et ont eu une licence d'état"
Un thé ou deux thés plus tard, nous voilà dans le camion qui ahanne pour grimper au sommet du Babadag. La montée est rude, la piste étroite et escarpée. Nous tangons comme sur des flots déchaînés, la poussière en plus. Le véhicule tombe en panne deux fois. J'ai mal au coeur. Et suis saisie d'effroi à chaque fois que nous croisons un autre camion en voyant le précipice à un doigt.
Après une montée pareille, il est hors de question que je redescende par le même chemin, plutôt sauter ! J'essaie de ne rien laisser paraître, mais j'ai la gorge nouée et la tête assaillie de questions: "oh la la c'est haut, qu'es-tu venue chercher ici ? Pas possible que tu sois plus folle qu'à 20 ans ! Ou t'es tu déjà accoutumée à l'idée d'être précipitée et tant pis pour le reste ?"
On me présente mon moniteur, Ferit, un tout jeune homme mince et musclé, aux yeux brûlants et à la peau brûlée et avec lequel j'ai un peu plaisanté dans le camion. Là il ne badine plus, il me vouvoie et me donne même du "madame", très professionnel. N'empêche son regard est fiévreux, ivre même.
C'est Icare, je l'ai reconnu.
Il me harnache et me demande de courir. Plus le choix maintenant, je m'élance de toutes mes forces et nous envoie de la poussière à la figure dans ma course folle de quelques pas .
Et nous voilà dans les airs. Et une immense quiétude me saisit tandis que mon moniteur essaie d'attraper un courant ascendant. Nous montons encore un peu. C'est enivrant et je comprends un peu la fièvre des yeux de Ferit. Il m'explique que c'est addictif, qu'à terre il ne pense qu'à être la-haut, tout le temps, qu'une fois il a réussi à parcourir deux cent kilomètres avec son parapente.
Nous planons ainsi près de 40 minutes, toute peur envolée. Le paysage en dessous est de toute splendeur, les nuances de vert et de bleu de la Méditerranée infinies. Les pins parasols exhalent leur odeur jusqu'ici, intensément, je respire goulûment. Il fait délicieusement frais, le vent me caresse, Ferit m'aide à enlever mon casque.
- C'est encore mieux comme ça, vous allez voir, sourit-il. Il prend des photos et filme pour moi. Je ne veux moi être que dans l'instant et ne jamais descendre. Icare me demande si j'ai mal au coeur.
- Non, rien, rien qu'un bien-être et de l'ivresse.
- Alors on peut s'amuser un peu, dit-il.
Et moi qui ai la trouille de monter dans le petit manège des montagnes russes avec ma fillette, me voilà à virevolter dans les airs à 1800 mètres.
Moi la raisonnable, j'aurais presque envie de me brûler les ailes.