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Iles où l'on ne prendra jamais terre
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28 novembre 2009

Dix minutes de jogging

Le jogger qui passe actuellement sous mes fenêtres, je le connais bien. Cela fait plus de quarante ans que j'habite ce quartier, alors vous pensez bien que les joggers qui trottinent à 22 heures passés, je les ai repérés, vu que ma place favorite est devant la fenêtre. Lui, évidemment, cela ne fait pas très longtemps qu'il est là. Enfin il est là, c'est une façon de parler, parce qu'il court tellement vite, qu'entre l'aller et le retour, il reste au maximum deux minutes dans mon champ de vision. L'été, quand il ne fait pas trop froid, j'ouvre la fenêtre et je me penche pour le suivre des yeux. Je me demande à quel pont il traverse, puisqu'au retour il revient par l'autre rive. A la vitesse où il va, c'est sûr ce n'est pas la passerelle de Crimée qu'il emprunte ! Je ne sais pas ce qu'il y a d'autres comme pont sur le canal de l'Ourcq. Cela fait tellement longtemps que je ne suis pas sortie de chez moi ! En tous cas, en dix minutes il est de retour. Dix malheureuses minutes. C'est assez ça pour un jogging ? 
L'infirmière qui vient le mardi, celle qui est toute boulotte et qui se bouge comme une éléphante, me dit qu'après tout, si j'acceptais de m'asseoir sur le fauteuil roulant que mon fils aîné m'a offert Noël dernier, elle pourrait me faire faire une longue balade le long de la piste cyclable, sur la piste du jogger. Elle est mignonne, l'infirmière. Je vois ça d'ici: la vieille et l'éléphante. On créerait un embouteillage sur la piste cyclable ! 
De toutes façons, le fauteuil d'André, hors de question que je m'asseye dedans. Je sais bien moi pourquoi il me l'a offert.
Non, ce jogger-là, je ne sais pas, il a quelque chose de particulier qui m'a retenu l'attention tout de suite. Peut-être est-ce du au fait que je n'arrive pas à lui donner un âge. La nuit, tous les chats sont gris, surtout s'ils portent des vêtements informes. Ou bien au fait qu'il court bien plus vite que la moyenne des autres fous du canal. La capuche toujours rabattue sur la tête, été comme hiver. Assise derrière ma fenêtre ou sur le balcon quand il fait bon, je suis trop haut pour voir si des fils dépassent de ses oreilles comme ceux de mon petit fils Jacques. Il dit que c'est de la musique, et que cela ne l'empêche pas de m'entendre. Moi j'ai beau être dure d'oreille, j'entends quand même ce qu'il écoute. C'est bien étrange d'ailleurs, mais bon, je ne vais quand même pas faire ma vieille, il serait bien trop content André, jamais je ne dirai de mal de la musique qu'écoute son fils Jacques. A appareil, appareil et demi. Au moins le mien ne dérange-t-il personne. Où en étais-je ? J'ai un peu la tête qui tourne ce soir. 
Mon jogger à la capuche, j'ai décidé que je l'appelais Benoît. Même s'il n'a pas l'air très heureux. Pourquoi est-ce que je dis ça ? Je ne sais pas tiens. Peut-être parce qu'il fonce sans regarder devant lui. L'autre jour, il portait un nouveau jogging, complètement noir celui-là, mais avec une bande dorée sur le côté. Je suis sûre que c'est sa fiancée qui lui a offert. Les jeunes ils aiment bien les dorures, « comme l'emperruqué de Louis XIV » disait Soeur Anne-Claire, qui n'aimait pas la chapelle de l'internat avec la Statue de Saint George dorée à l'or fin. Elle disait que la dorure l'empêchait de se concentrer dans sa prière. Moi non plus je n'aime pas les bandes dorées sur le pantalon de jogging de mon Benoît. Je n'entends peut-être plus très bien, mais j'ai des yeux de lynx. Et les bandes, elles focalisent trop mon attention. Une minute trente la durée de passage, je n'ai pas le droit d'en perdre une seconde. 

D'ailleurs je n'ai plus qu'une dizaine de minutes pour trouver une fin à cette histoire.
Une dizaine de minutes, c'est ce qu'il me reste à vivre, je me tue à le dire chaque jour. Elle s'énerve l'infirmière quand je lui répète ça. Et pourtant. 

Depuis quelques temps, depuis le nouveau jogging en fait, il m'a repérée, il me fait un signe de la main en passant. J'aime bien. J'attends le soir pour voir mon Benoît dans sa course folle. Et je pense à mes Dix minutes. 

Demain, je vais arrêter Benoit. Je sais qu'il comprendra. Demain, je vais m'asseoir dans le fauteuil d'André, le fils qui ne vient jamais, mais ce sera Benoît, mon beau jogger qui le poussera, et on ira vite. Dix minutes.

Texte écrit dans le cadre du Marathon d'écriture. La course quoi... 
 

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Commentaires
D
A la place du jogger, sachant que tu publies cette histoire sur internet, je me méfierais.<br /> Faut pas pousser Mémé dans les ordis...
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