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Iles où l'on ne prendra jamais terre
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20 mai 2006

Le silence bienveillant de mon grand-père

Notre histoire familiale est faite de migrations. Mes grands-parents sont arrivés en Turquie au plus fort des tourmentes de la 1ère guerre mondiale. Sa famille habitait dans le Caucase. Mon grand-père disait que lui et sa famille étaient partis à cause de la révolution de 1917 et des pressions diverses qu’ils avaient subies. Je n’ai malheureusement pas eu beaucoup l’occasion de voir mon grand-père : quelques décennies plus tard, d’autres « pressions » empêchèrent pendant de trop longues années, ma mère, sa fille, de retourner voir ce père que pourtant elle adorait. Mais j’en parlerai plus tard, il me faut de la patience pour démêler tous ces fils et laisser mon histoire familiale s’installer dans celle tourmentée des hommes de ce siècle. Je n’ai donc pas pu revoir mon grand-père entre mes 7 ans et mes 20 ans. Lorsqu’après de longues années de séparation j’ai enfin pu retourner à la ville natale de ma mère et revoir mes grands-parents, ils étaient déjà très vieux. Mon grand-père n’entendait plus mes questions sur le passé et évoquait toujours la même chose, des moments cruciaux, l’exil précipité, les guerres, les Russes, les Arméniens. Toujours des images fortes, souvent aussi des regrets. Je m’asseyais près de lui, dans la petite cabane qu’il avait construite collée à la maison, et qui permettait d’y accéder et j’attendais. Mon grand-père n’aimait pas trop le salon, il préférait s’asseoir là dans cette petite cabane qui, l’hiver, servait à abriter la tonne de charbon nécessaire à chauffer le salon et la cuisine dans cette région tout à l’est de la Turquie, à la frontière arménienne où la température descend facilement loin en dessous de zéro. De la cabane, il pouvait plus facilement voir les entrées et les sorties de ses enfants qu’il avait nombreux, et ne se mêlait pas aux voisines que sa femme et ses filles recevaient tous les après-midi dans le salon, plus confortable. Dans sa petite cabane, mon grand-père n’avait installé qu’un divan fort spartiate, sur lequel il passait une bonne partie de l’été. Sur un petit réchaud allumé en permanence, sifflait à longueur d’heures une théière. Mon grand-père avait toujours devant lui un petit verre de thé, dont il éclaircissait la couleur à mesure que passaient les années. A sept ans quand je quittai la Turquie, ce verre était d’un beau rouge profond, revenue à 20 ans passés, je retrouvai le même verre translucide et à la taille fille mais rempli d’un liquide plus jaune qu’orange. En France où j’ai grandi, mes grands-parents me manquèrent tellement que, collégienne, souvent, je me suis rendue dans la maison de retraite qui jouxtait notre immeuble et me suis assise sur la rangée de chaises où des petites vieilles attendaient. Elles étaient souvent surprises de me voir m’asseoir à côté de leur solitude. Les infirmières me regardaient d’un air navré. Jamais je n’ai pu retrouver là-bas les silences partagés avec mon grand-père. Il n’y avait pas grand chose à faire qu'attendre que les hommes se calment enfin et que nous puissions retourner "là-bas". Grand-père était un homme de haute taille avec des oreilles immenses dont sortaient des touffes de poils. Je me suis toujours demandée comment la nature pouvait permettre à des oreilles si grandes de devenir sourdes. Quelle ironie ! Mais peut-être était-ce mieux pour lui de ne pas entendre les soubresauts de la fin du siècle. J’ai encore en mémoire le goût des petits-déjeuners fruités qu’il me préparait, et la couleur de ce thé qu’il buvait et que j’aimais regarder. Il ne parlait pas beaucoup mon grand-père quand j’étais petite, mais sa silencieuse bienveillance m’enveloppait, lorsque, alors que la maisonnée dormait encore, nous prenions notre petit-déjeuner tous les deux. Son mutisme s’était accentué avec sa surdité mais je savais que les figues qui trônaient sur la table avaient été achetées pour moi qui les aimais tant, dans cette région où les fruits étaient rares, mais le miel abondant. Je savais aussi qu’il aimait me voir debout avec l’aube et bondissais de mon lit dès que je m’éveillais en faisant attention à ne pas réveiller mes cousins et surtout ma cousine avec laquelle nous étions en profonde rivalité. Il ne fallait pas rater ce moment privilégié avec mon grand-père.. et manger les plus belles figues…
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Commentaires
A
J'espère que tu trouveras vite le temps Perle, car plus j'y pense plus je déplore de ne pas avoir eu plus de temps avec mon grand-père. Ces mots que tu écriras seront autant d'ancranges dans le passé que pourront lancer tes enfants. <br /> Et puis je me souviens aussi d'un récit dans laquelle tu avais parlé de ton père et qui était fort émouvante.
P
Je suis un brin jalouse, je n'ai pas eu de grand père comme le tien, et j'adore les figues. Tu me donnes envie de me souvenir des quelques moments passés avec le mien, italien, lui, et que je n'ai pas connu très longtemps.
A
Merci pour ce compliment Sheiro. Cela me donne envie de continuer. Il faut que j'attende que les évènements et mon coeur se calment un peu. Les nouvelles de "là-bas" ne sont malheureusement pas bonnes. <br /> Pour oublier je vais me plonger dans cet ouvrage que je viens de me procurer de Istrati. Merci beaucoup pour la référence.
S
J'ai beaucoup apprécié ce récit très nostalgique, Ada. Tu as un véritable talent pour restituer l'ambiance que tu as vécu sur ce petit arpent du Bon Dieu. Le temps de la lecture, je me suis senti transporté vers cette rude contrée orientale.<br /> <br /> Je me demande si tu as lu un livre que je considère comme un chef d'oeuvre de la littérature : "Kyra Kyralina" de Panaït Istrati.
D
J'ai hâte parfois d'être une gran-mère !... :o)
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