Où je découvre le bon côté des traditions
J’attendais des pleurs et de la tristesse, mais c’est du complot, des mystères et aussi quelques plaisanteries que j’ai trouvés.
Mes parents sont revenus d'Ankara, où avait lieu l’enterrement de mon oncle, fourbus, exténués, vidés de leurs larmes.
Les traditions ont de ceci de bon, que si vous cherchez à les suivre à la lettre, elles vous épuisent, vous permettant de digérer votre peine sans en vous en rendre compte.
Après l’enterrement et les prières à la mosquée qui suivirent, les 2 frères et les 5 sœurs venus des quatre coins du pays et même au-delà, se sont retrouvés chez celui d’entre eux qui habitaient le plus près du domicile de leur frère défunt. Si on ajoute les enfants et les conjoints, déjà cela représente pas mal du monde. Mais un enterrement digne de ce nom ne peut pas non plus se faire sans les voisins qui, même s’ils ne connaissaient absolument pas le défunt, semblent aussi affligés de la tristesse de ceux qui le connaissaient et viennent les soutenir de leurs pleurs.
Pour peu que vous soyez dans un quartier conservateur (dans les grandes villes de Turquie les quartiers se divisent souvent selon leur coloration politique assez tranchées, cette distrinution parvenant même à lutter contre l’anonymat des métropoles), un ou deux imams seront aussi présents pour réciter ou chanter des versets du Coran, et souvent ils ne viennent pas seuls non plus.
Tout ce beau monde a donc pleuré, parlé, et par conséquent comme tout cela donne soif, bu beaucoup de thé.
Et vous connaissez les verres utilisés en Turquie pour boire le thé, ils sont bien petits. Donc cela représente beaucoup d’allers-retours pour les filles de la maison, puis pour tout le monde, et surtout les femmes pour remplir les verres. Puis comme tout cela donne faim, il a fallu aussi faire à manger. Par chance se trouvait parmi la famille présente, un cuisinier professionnel qui a allégé la tâche des femmes. Sachant que toutes mes tantes ou presque sont infirmières, imaginez aussi l’hygiénisme ajouté à tout cela, le nombre de coups de balai, de litres de détergents.
Tout ce monde a dormi comme il pouvait, sur des matelas jetés les uns à côté des autres, dans l’appartement, normalement confortable mais conçu pour maximum 10 personnes déjà en serrant bien.
Le troisième jour après le décès, on se doit de faire à manger (viande en sauce et riz) et de le distribuer aux pauvres afin d’obtenir leurs bonnes prières pour le défunt. Ce troisème jour aussi on doit distribuer dans tout le voisinage une sorte de dessert, le helva, fait à base de farine (ou parfois de semoule) d'huile et de sucre. Pour avoir essayé moi-même d'en faire, je sais que l'opération est longue.
Les puristes refont l’opération pour le 7ème jour, puis le 40ème, puis le 51ème, mais en ces temps de crise économique, face aux dépenses occasionnées, le grand mufti en personne a, paraît-il déclaré à la télé que seul le repas du 51ème jour était inévitable et que l’on pouvait se passer des autres, histoire de ne pas se ruiner à nourrir tout le voisinage. Pourquoi le 51ème jour ? Ma mère m’a expliqué très sérieusement que c’était le jour où les os et la chair du cadavre se séparaient, et qu’il fallait ce jour recueillir des prières pour le défunt. Tandis que je pensais à l’horreur de la scène, aux vers et à la pourriture, elle qui avait assisté aux va et vient chaotique des repas distribués au voisinage et aux pauvres pour le 3ème et le 7ème jour devait, je crois, plutôt penser à la pile d’assiettes sales, sinon je ne vois pas comment elle aurait pu m’en parler aussi sereinement.
Bref, au cours de la 3ème nuit, exténués, et les uns sur les autres, les 7 frères et sœurs restant et leurs conjoints respectifs, ne pouvant pas dormir, ont commencé à parler du bon vieux temps où ils étaient jeunes et inévitablement, vu la complicité qui règnent entre eux, et les joyeux drôles qu’ils ont parmi eux, les premières plaisanteries ont fusé et le reste de la nuit s’est terminé dans les rires.
Aujourd’hui ce sont plus mes cousins d’Ankara, occidentalisés au maximum, et qui n’ont pas voulu participer aux funérailles organisées chez leur oncle en l’honneur de leur père et de leur mère que je plains. En fait, mes cousins et leur mère n’ont jamais voulu se joindre à la famille de leur père. Moi je n’ai jamais compris pourquoi, l’explication sous forme de fracture sociale que me donnait ma mère me paraissant bien simpliste. Pourtant après avoir rencontré ma cousine il y a quelques années, je n’étais pas loin d’avaliser moi-même cette version : mes cousins semblaient estimer qu’entre eux, représentants de la bourgeoisie ankariote la plus enracinée et les parents de leur père issus de l’Anatolie profonde et mal dégrossie le fossé était trop grand.
Aujourd’hui je les plains vraiment du plus profond du cœur car eux se sont retrouvés dans la solitude pour faire face à l’inacceptable. A ma mère qui défendait ses neveux en disant, « tu sais ils ne pouvaient pas se joindre à nous, ils avaient tant de peine », mon père a répondu : « pourquoi toi aussi tu avais de la peine, s’il s’agissait de leur père, il s’agissait aussi de ton frère. »
Je me suis dit que c’était seulement des manières fort différentes de faire face à la douleur, et que l’individualisme dans ces cas, n’était peut-être pas un grand progrès.
Je parlerai du complot que ma famille a vu dans cet accident de voiture une prochaine fois, parce que ce coup-ci c’est moi qui ai du mal à digérer.