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Iles où l'on ne prendra jamais terre
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13 avril 2008

Les couettes de la discorde 5

Un jour de mars 1995, alors qu’à Kars la neige était en train de fondre et que la nature avait décidé de desserrer son étreinte sur le coeur des hommes, ma tante Neslihan fumait avec délices une Maltepe. A l’approche du printemps, à Kars, on pouvait presque se sentir léger, et souvent on oubliait les poussières brûlantes des étés et laissait ses os espérer les chaleurs à venir. Neslihan contemplait par la fenêtre de la cuisine, la terre exhaler d’odorantes et douces vapeurs sous les premiers rayons du soleil. Son frère Haydar était à l’école, sa mère chez la voisine, son vieux père allait mieux et dormait, le ménage avait été fait ; Neslihan arrondit ses lèvres pour souffler la fumée en nuage au dessus de sa tête.

A l’autre extrémité du pays, Dilek, la fille de Neslihan, regardait la pluie s’abattre sur Istanbul. Mais ce lointain quartier périphérique de la rive asiatique était-ce encore Istanbul ? On eut dit qu’emportée par les pluies diluviennes des promesses de faux printemps, la ville s’était répandue en gangrène purulente vers les lointaines rives de la Mer de Marmara. A mesure que les années passaient et que son mari prenait la dérive, Dilek avait été obligée de déménager son foyer toujours plus loin le long de l’E5, la voie rapide, et toujours plus haut sur les collines qui la bordaient. Elle contemplait la boue gonfler devant le gecekondu où ils venaient d’emménager avec leur fils quand elle décida d’appeler sa mère et de lui avouer que la situation était encore plus grave que ce qu’elle en avait dit jusques là. Il lui fallait sortir et trouver un téléphone.

Elle confia son fils de cinq ans à sa voisine et enfila en pestant la dernière paire de chaussures correctes qui lui restaient, celles qu’elle avait achetées à crédit et qui, elle en était sûre, seraient mangés par la boue acide qui régnait dans les rues de son quartier avant même d’avoir été entièrement payées. Elle recouvrit soigneusement d’une capuche en plastique ses cheveux châtains méchées subtilement de blond et toujours impeccablement lissés et c’est toute pimpante qu’elle descendit des hauteurs de la colline vers la voie rapide de l’E5 où passaient les bus. L’élégance et la coquetterie, elle le savait, étaient absolument nécessaires si l’on ne voulait pas se faire complètement avaler et mépriser par cette ville. Et Dilek, de la volonté et du désir de s’en sortir, elle avait à revendre. Elle préférait manger uniquement des simits plutôt que de se passer de sa séance hebdomadaire de coiffage dans le salon d'Ahmet. D’ailleurs, finalement le brushing était la seule chose abordable dans cette ville : à peine plus cher qu’un sandwich-döner, et Ahmet qui devait avoir un faible pour elle, acceptait toujours de lui faire crédit. 

Dilek préféra ne pas arrêter l’un des nombreux taxis collectifs qui passaient et attendit le bus municipal, un tout petit peu moins cher. Elle consacra sa demi heure d’attente à se demander ce qu’elle allait exactement dire à sa mère pour la décider à revenir près d’elle et de son petit fils sans toutefois trop l’alarmer.

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La suite 6ème partie ici.

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Commentaires
F
Moi ausi Ada, je me demande comment elle s'en est sortie !
A
Tu as raison. J'avais mal déduit le sens du mot gecekondu à partir du contexte et ton explication éclaire mieux le passage.<br /> <br /> Le djoub est bien cette invention iranienne du caniveau où l'eau coule en permanence descendues des montagnes dominant Téhéran. Isfahan et d'autres villes en comportent aussi qui sont nettement moins bien alimentés.<br /> <br /> Ce fut une idée sanitaire remarquable, perdue dans la nuit des temps. C'est devenu, on le devine, un vecteur de pestilence, notamment dans la partie basse des villes, et de Téhéran en particulier, bien que ce soit encore pour beaucoup la seule source d'approvisionnement d'eau, sinon pour boire, du moins pour se laver. A 1800 mètres, dans les beaux quartier, c'est très salutaire et rafraîchissant, à 1200 mètres, en bas, vaut mieux rester éloigné.<br /> <br /> Cerise sur le gâteau, les plaques qui recouvrent ces caniveaux sont amovibles et nombreuses sont celles qui manquent. D'où le verbe "djouber" utilisé par les français vivant à Téhéran, qui désigne la chute dans le caniveau d'une roue de voiture d'un conducteur un instant distrait. C'est parfois grave.<br /> <br /> Voilà. Bonne soirée, chère madamada.
A
Andrem, si mes souvenirs sont bons, il me semble que "djoub" en persan c'est les petits canaux construits en ville et qui témoignent d'un certain génie urbanistique. <br /> Non gecekondu en turc cela veut dire littéralement "qui s'est posé la nuit" c'est en fait une construction illégale, un bidonville construit en douce de nuit. C'était le sens originel: aujourd'hui les gecekondus sont bien construits en dur et pour durer, (certains ont plus de 6-7 étages !) moyennant pots de vins à la municipalité qui ferme les yeux, surtout en période électorale.
A
Le gecekondu, ne serait-ce pas ce qu'on nomme "djoub" en persan?
D
Ah c'est donc ça la littérature : on envoie les autres sous la pluie pendant qu'on reste au sec ? Tss, tss, je me disais aussi qu'il y avait un truc...<br /> Je suis content d'avoir appris ce qu'est un gecekondu, ce beau mot musical recouvre une réalité bien glauque on dirait.
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