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Iles où l'on ne prendra jamais terre
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17 juin 2006

Le féminisme de mon grand-père

Mes grands-parents sont arrivés sur les territoires d’un Empire secoué par les soubresauts  de son agonie. J’ai, sur cette période, des représentations confuses, héritées de mes deux premières années d’école primaire en Turquie. A maintes reprises, j’ai essayé de faire parler mon grand-père de sa jeunesse, mais Aliyar Dede (dede= grand-père en turc) n’entendait plus toutes mes questiondede3s. Sa mémoire avait déjà fait son travail de tri et il racontait encore et encore la rapidité de leur décision de fuir, les charrettes surchargées et les bêtes qui mourraient en chemin car ce n’était pas simple de franchir la barrière du Caucase.
Il revenait surtout sur les adieux qu’il n’avait pas pu faire à son maître d’école. Aliyar Dede a toujours regretté de n’avoir pu étudier comme il le voulait. Je n’ai jamais compris de quelle école il parlait. Peut-être une école de langue russe ou une medrese, une école coranique. Quoi qu’il en soit, il devait déjà avoir un minimum d’instruction car il est très rapidement devenu un petit fonctionnaire de la toute jeune république turque. Il avait su probablement s’adapter très rapidement au nouvel alphabet mis en place par Mustafa Kemal.
Néanmoins, ce ne sont pas des prénoms turcs mais persans ou arabes qu’il a été chercher pour chacun de ses huit enfants. J’y vois là un reste prégnant de sa première éducation. Nous, ses petits enfants nous nous sommes souvent demandés par quelle étrange géographie ma grand-mère avait été affublée du nom d’une ville azérie à majorité chiite située au-delà de la frontière iranienne, Tabriz. A ce que l’on sache, nous n’avions jamais été chiites, à moins que l’on nous ait caché des choses… Il faut peut-être aussi croire que les frontières étaient plus poreuses au début du siècle et le sentiment national bien moins envahissant.
La plus grande fierté d’Aliyar Dede était d’avoir réussi à faire étudier presque tous ses huit enfants. Cette recherche d’éducation s’est parfois faite au prix de difficiles séparations car plus d’une fois il avait fallu faire le choix de l’internat. C’est dès ce moment que le fils préféré de mon grand-père, envoyé dans un internat à l’autre bout du pays a commencé à s’éloigner de ce père qu’il adorait mais dont il ne comprenait pas l’intransigeance. Il s’agit de celui de mes oncles qui vient de décéder dans un accident de voiture.
Aliyar Dede qui était devenu chef de gare a, malgré toutes ces difficultés et avec son petit salaire, mis sur les rails tous ses enfants, qui, à leur tour, sont devenus fonctionnaires.

C’est ainsi que nous avons dans la famille maternelle deux infirmières, deux instituteurs, un policier, et un diplomate. De quoi remplir les veillées de tas d'histoires cocasses, car chacun d'entre eux a travaillé dans les coins les plus reculés du pays dans un esprit pionnier.

Les deux autres filles qui n’ont pas eu de métier, ont eu la « bêtise » c’est Aliyar Dede lui-même qui le disait, de quitter la maison pour suivre des « bonshommes ».
Il était donc très en avance sur son temps cet homme pour qui l’éducation des filles était si importante, et qui encourageait les siennes à acquérir leur indépendance.
Mais il y avait malgré tout des limites à ses idées féministes et c’est ainsi que son opposition farouche au divorce a rendu 4 de ses 5 filles malheureuses. Paradoxalement c’est l’aînée qui avait fait un mariage arrangé et très précoce qui s’est le mieux sortie de sa vie d’épouse.
Les autres 4 filles étaient peut-être indépendantes, du moins financièrement, mais sans le soutien paternel elles n’ont jamais eu le courage de quitter leur mari. L’une d’entre elle est ma mère.

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Commentaires
G
hello Ada,<br /> oui, j'ai lu et beaucoup aimé Mon nom est Rouge, de O. Pamuk. J 'ai offert Neige a mon père et je compte bien le lire ..
A
Dominique : <br /> J'ai fini Auto-da-fé (en sacrifiant le milieu sinon je n'allais pas y arriver..) Et j'ai trouvé passionnant l'échange presuqe final entre les deux frères. M'est avis, malgré tout qu'il faudra que j'y revienne plus tard, que je n'ai fait que déblayer un bout de chemin. Je cherche l'autobiographie maintenant. <br /> <br /> Gaspard: <br /> Bonjour et bienvenue ! Connais-tu aussi Orhan Pamuk ? Son dernier roman traduit "Neige" se passe dans la ville où est enterré mon grand-père Aliyar Dede. Cet ouvrage un peu tortueux est complexe et intrigant. Son auteur a dit de lui qu’il lui avait échappé à bien d’endroits. Je te le conseille.
G
j'ai commencé à lire ton blog, récemment, moi qui me suis nourri de Yachar Kemal, de Nazim Hikmet, de Yilmaz Güney, ça me fait plaisir d'entendre parler de la turquie ainsi( que je ne connais vraiment que "littérairement", c'est a dire que je ne la connais pas ).<br /> et puis, Ada, c'est Ada ou l'ardeur, de Nabokov :)) ..<br /> Ta note m'a fait pensé a une nouvelle de Vladimir Pozner ou il raconte, comment sa mère s'est enfuie de son village natal en russie, pour venir étudier la médecine en France .. une nouvelle très émouvante.<br /> Bon, j'aime beaucoup ton blog
D
J'avais aussi pensé à Canetti avant qu'il soit cité par quelqu'un d'autre. Sa description dans ses mémoires de la vie dans les Balkans, en Bulgarie, avec son grand-père qui parlait ou comprenait sept ou huit langues m'avait impressionné. Pour Auto-Da-Fé (ou la Tour de Babel), c'est un livre ardu, exigent, et il doit être éclairé ensuite par les autres ouvrages comme Masse et Puissance, son essai sur la naissance du totalitarisme et la dépersonnalisation, la haine de la culture. La remarque précédente m'a d'ailleurs donné envie de relire Canetti et tout naturellement j'ai décidé de donner des extraits sur Karl Kraus, le rédacteur unique du Fackel (le Flambeau), qui était une sorte d'intermédiaire pour lui (mon blogue doit d'ailleurs aussi un peu à l'esprit de Kraus même s'il est plus modeste dans ses ambitions).
A
Bonjour Dominique, effectivement il est curieux et passionnant le parcours de ton grand-père. <br /> Qui sait ce qui se cache comme secrets dans ces sortes de nouveaux départs ! Pour ma part, je crois qu'on ne saura jamais. Les témoins se font rares. <br /> <br /> Je n'ai jamais jamais eu l'occasion de lire Paul Nizan je crois. <br /> Ce blog me plait de plus grâce aux découvertes que vous me permettez de faire les uns et les autres ! <br /> Je n'ai pas adoré Kyra Kyralina que m'avait conseillé Scheiro, mais la rencontre a été intéressante. <br /> J'avance lentement sur Autodafé de Canetti. Je trouve le début très peu dense. <br /> <br /> Mais l'été est là, et normalement l'été je ne lis que du turc, il va falloir que Nizan se fasse trouver rapidement !
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