Le féminisme de mon grand-père
Mes grands-parents sont arrivés sur les territoires d’un Empire secoué par les soubresauts de son agonie. J’ai, sur cette période, des représentations confuses, héritées de mes deux premières années d’école primaire en Turquie. A maintes reprises, j’ai essayé de faire parler mon grand-père de sa jeunesse, mais Aliyar Dede (dede= grand-père en turc) n’entendait plus toutes mes questions. Sa mémoire avait déjà fait son travail de tri et il racontait encore et encore la rapidité de leur décision de fuir, les charrettes surchargées et les bêtes qui mourraient en chemin car ce n’était pas simple de franchir la barrière du Caucase.
Il revenait surtout sur les adieux qu’il n’avait pas pu faire à son maître d’école. Aliyar Dede a toujours regretté de n’avoir pu étudier comme il le voulait. Je n’ai jamais compris de quelle école il parlait. Peut-être une école de langue russe ou une medrese, une école coranique. Quoi qu’il en soit, il devait déjà avoir un minimum d’instruction car il est très rapidement devenu un petit fonctionnaire de la toute jeune république turque. Il avait su probablement s’adapter très rapidement au nouvel alphabet mis en place par Mustafa Kemal.
Néanmoins, ce ne sont pas des prénoms turcs mais persans ou arabes qu’il a été chercher pour chacun de ses huit enfants. J’y vois là un reste prégnant de sa première éducation. Nous, ses petits enfants nous nous sommes souvent demandés par quelle étrange géographie ma grand-mère avait été affublée du nom d’une ville azérie à majorité chiite située au-delà de la frontière iranienne, Tabriz. A ce que l’on sache, nous n’avions jamais été chiites, à moins que l’on nous ait caché des choses… Il faut peut-être aussi croire que les frontières étaient plus poreuses au début du siècle et le sentiment national bien moins envahissant.
La plus grande fierté d’Aliyar Dede était d’avoir réussi à faire étudier presque tous ses huit enfants. Cette recherche d’éducation s’est parfois faite au prix de difficiles séparations car plus d’une fois il avait fallu faire le choix de l’internat. C’est dès ce moment que le fils préféré de mon grand-père, envoyé dans un internat à l’autre bout du pays a commencé à s’éloigner de ce père qu’il adorait mais dont il ne comprenait pas l’intransigeance. Il s’agit de celui de mes oncles qui vient de décéder dans un accident de voiture.
Aliyar Dede qui était devenu chef de gare a, malgré toutes ces difficultés et avec son petit salaire, mis sur les rails tous ses enfants, qui, à leur tour, sont devenus fonctionnaires.
C’est ainsi que nous avons dans la famille maternelle deux infirmières, deux instituteurs, un policier, et un diplomate. De quoi remplir les veillées de tas d'histoires cocasses, car chacun d'entre eux a travaillé dans les coins les plus reculés du pays dans un esprit pionnier.
Les deux autres filles qui n’ont pas eu de métier, ont eu la « bêtise » c’est Aliyar Dede lui-même qui le disait, de quitter la maison pour suivre des « bonshommes ».
Il était donc très en avance sur son temps cet homme pour qui l’éducation des filles était si importante, et qui encourageait les siennes à acquérir leur indépendance.
Mais il y avait malgré tout des limites à ses idées féministes et c’est ainsi que son opposition farouche au divorce a rendu 4 de ses 5 filles malheureuses. Paradoxalement c’est l’aînée qui avait fait un mariage arrangé et très précoce qui s’est le mieux sortie de sa vie d’épouse.
Les autres 4 filles étaient peut-être indépendantes, du moins financièrement, mais sans le soutien paternel elles n’ont jamais eu le courage de quitter leur mari. L’une d’entre elle est ma mère.