23 juin 2006
La couette à défatiguer
Mon fer à repasser me nargue du haut d’une pile de dossiers à classer. Il me regarde moi et ma solitude de ménagère des temps modernes, stressée et facilement débordée et qui a réussi à dégager trois heures de son emploi du temps dominical pour faire place nette. Je me demande pourquoi je redoute tant ce moment. L’investissement me paraît démesuré et suspect.
Aujourd’hui je ferai face sereinement, avec de la bonne musique tiens.
Je saisis un bout de la couette qui gît sur le lit conjugal et la balance par la fenêtre de la chambre.
La gardienne me regarde de la cour tout en bas, et malgré les six étages, je distingue son œil torve.
« Eh quoi ?! Au moins n’ai-je pas de tapis à battre ! »
Mais l’air refuse de pénétrer dans cette couette comme dans mes poumons, et pousse ma respiration en apnée de ménagère récalcitrante sous les lourds yorgan de ma grand-mère Tabriz.
« Yorgan » est le mot qui désigne la couette ou l’édredon en turc. C’est un mot qui me fascine et dont je n’ai, par peur d’être déçue, jamais recherché l’étymologie. Son début me rappelle celui du verbe « yormak » qui veut dire « fatigue ». Dans mon esprit de petite fille on couchait là sa fatigue et la couette se chargeait de l’aspirer. C’est pourquoi elle était si lourde. C’est pourquoi aussi, de temps en temps il fallait la secouer, la battre jusqu’aux tréfonds du moindre flocon afin de faire s’envoler la fatigue. Ma grand-mère Tabriz le faisait régulièrement.
Dès que ses filles venaient la voir, à peine avaient-elles déposé dans un coin leurs valises et leurs mioches, que Tabriz lançaient les grands travaux.
Ces jours de grand-nettoyage- retrouvailles à la maison, les doigts rougis au henné et bleuis par les ans de ma grand-mère défaisaient à toute vitesse les lourdes couettes emplies de laine. Elle décousait d’abord l’enveloppe de coton du dessous puis le carré de satin chatoyant du dessus. Elle s’attaquait ensuite aux matelassages serrés, parfois géométriques parfois en arabesques, selon les talents de celle qui les avait cousus. Les trois couches désassemblées, on accédait enfin aux entrailles de la couette, à cette laine un peu jaunie et ratatinée d’avoir absorbé toute la fatigue des longs trop longs mois d’hiver. On la lavait à grandes eaux dans des bassines rondes en fer blanc. Nous les enfants étions chargés de la travailler avec nos pieds, nous rafraîchissant au passage de cette eau savonneuse. Puis on faisait sécher toute cette laine sur des grands draps déployés sous le soleil, à même le sol devant la maison. Dès que les flocons étaient secs, toutes les femmes de la maison se réunissaient pour les effilocher et les aérer. J’adorais faire ce travail, triturant la laine un peu rêche entre mes doigts, écoutant secrètement au passage toutes les histoires de femme de ma mère et de ses sœurs.
Quand nous avions terminé, ma grand-mère se saisissait d’une branche souple de noisetier et commençait à fouetter le tas de laine. La branche sifflait en un rythme régulier, la laine s'agrippait à ses basques en tentant son envol puis retombait. J'aimais écouter ce chant de la laine libérée. J’entendais s’envoler la fatigue des longs mois d’hiver de ce pays souvent recouvert de neige.
Ma grand-mère qui n’était déjà plus très jeune retrouvait à cette tache une vigueur impressionnante. Ses yeux pétillaient. La laine voletait haut et parfois s’échappait. Je la ramenais sous les coups en rabattant les coins du drap.
Ma grand-mère possédait une quinzaine de couettes aux couleurs chatoyantes et autant de matelas. Elle était fière de leur bonne odeur de frais et de la file régulière qu’ils formaient sur le lit de la chambre du fond où on les entassait chaque matin. Il ne fallait pas moins de quatre bras pour hisser la dernière couette tout en haut.
Je ramène ma couette toute blanche qui pendouille à la fenêtre de mon 6ème étage et décide tout à coup de la fourrer dans la machine à laver. Je m’assois et par le hublot je la regarde tourner. Les trois heures ne vont pas suffire.
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