Privés de Turquie
On vient enfin de se décider. Nous n'irons pas en Turquie cet été pour les vacances.
Pendant 15 jours en juillet je vais répéter ma pièce de théâtre dans un gîte que la troupe a loué dans les Ardennes.
Ensuite nous irons chez un ami d'ami avec des amis à Montpellier en août.
Je suis toute triste. Cela veut dire que je ne connaîtrai pas cette année la chaleur humide d'Izmir, pas de vent sur le Bosphore, pas de librairie turque où vadrouiller pendant des heures pour voir ce qui est sorti, traduit, depuis un an.
Pas de musique ouverte à fond la caisse dans les dolmus (minibus-taxi collectif) roulant à tombeau ouvert sur les routes poussiéreuses. Pas de sensation de légèreté et d’insouciance des couchers de soleil brisés par les rythmes endiablés et la sensualité de pacotille des chanteurs de pop aux yeux verts.(En Turquie tous les chanteurs de pop ont les yeux verts et les hanches souples ;-). Pas de soirée à traîner en bord de mer, en regardant les étalages de revendeurs de livres à la sauvette (une plaie de l'édition en Turquie ces livres corsaires), à boire un thé bien rouge avec les amis sur une terrasse à Maltepe, ou ces derniers temps, au prix où ils vendent le thé désormais, sur leur balcon, à regarder les îles aux Princes, à les écouter parler, toujours avec beaucoup de légèreté et d’humour, de l’année passée, du gouvernement d’Erdogan, de leur modernité, de l’Europe, de la cherté de la vie en Turquie, de la dégradation des rapports sociaux, de la corruption. Allez savoir pourquoi, nos amis d’Istanbul sont exclusivement des conservateurs (dans leur discours seulement).
Pas de petit déjeuner tomate-feta pastèque où je regarde mon amie Süreyya faire des délicieux börek au fromage ou aux épinards en me parlant de son régime. Il faut absolument que je vous parle de Süreyya. Cette fille, avec son foulard qui va qui vient sur la tête, ses cours de gym et sa maison décorée comme celle des photos des magasines féminins français, c’est à elle toute seule toute la Turquie.
Pas de longues journées de bafouillage avant je ne retrouve un turc à peu près fluide. Pas de longues après-midis chaudes à faire la sieste en bouquinant et écoutant de la musique, en reniflant l’odeur de thym brûlé par le soleil monter à la fenêtre et en entendant de temps à autre l’appel du vendeur de pastèques et de melon ou le matin du vendeur de simit (couronne au sésame). A rassurer ma fille que l'appel à la prière, venu d'elle ne sait où, inquiète toujours au début du séjour.
Cela veut aussi dire que ma fille ne verra pas sa grand-mère, qui va vivre ça difficilement. Et moi je ne verrai pas mes tantes et mes oncles et ne pourrai pas participer aux commérages de l'année sur le mariage prévu de notre petite cousine Toubâ qui a "choisi" un musicien sans le sou et apparemment peu fiable et très infidèle pour échapper aux pressions de son papa trop jaloux. Alors se mariera-t-elle ? Ne se mariera-t-elle pas ? Comment convaincre sa famille de prolonger la période de fiançailles, histoire qu'elle se fasse une idée de ce qui l'attend ? Sachant que le divorce reste encore difficile, cela me fait de la peine pour elle, si timide, si peu débrouillarde. C'est dingue ça, j'ai déjà condamné le jeune homme sans même l'avoir vu !
Cela veut dire aussi que le turc de ma petiote va encore régresser cette année. Cela me rend triste.
Mon mari ne veut pas cette année aller en Turquie car il a de plus en plus de mal à faire face aux difficultés financières que vit sa famille. Le fait de ne pas réussir à les aider plus qu’il ne le fait le rend très mal à l’aise avec l’idée de se payer des vacances qui nous reviennent très cher alors que nos parents vivent de plus en plus mal la crise économique.
Et moi j’aime la générosité de mon homme. Même si j’aimerais bien qu’il culpabilise un peu moins.