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Iles où l'on ne prendra jamais terre
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25 juin 2007

Les couettes de la discorde -1

     Apparemment je ne suis pas la seule à éprouver de la nostalgie pour les lourdes couettes en laine de ma grand-mère.

     Un écho vient en effet de me parvenir d’Izmir, et plus précisément du balcon de mon oncle Haydar où la dispute redoutée depuis près de 40 ans par toute la famille a enfin eu lieu. Le sujet premier, comme de bien entendu, portait sur les couettes et leurs rembourrages de laine. Mais j’ai déjà raconté tout le pouvoir de ces anodines couettes : il faut décidément s’en méfier et encore plus dans une ville caniculaire comme Izmir, où, il faut bien le reconnaître, elles sont beaucoup moins utiles que sous les neiges de Kars.

     Mais revenons à Haydar, le héros de cette mémorable dispute. Mon oncle Haydar fait partie de ces nombreux Turcs qui ont délaissé les contrées au climat impitoyables et à l’emploi rare de l’Est anatolien pour se réfugier dans les villes plus animées et chaudes de l’Ouest. A vrai dire Haydar a eu du mal à quitter sa ville natale de Kars à la frontière arménienne, et contrairement aux Turcs immigrants forcés que je viens d’évoquer il n’était pas vraiment obligé de le faire. Il l’aimait lui sa terre et les longs de mois de sommeil sous la couche neigeuse.

     Fervent kémaliste il a, dans ses jeunes années, choisi de porter la parole laïque et progressiste dans les villages reculés aux alentours de Kars, sa ville tant aimée. Il y croyait dur comme fer à l’éducation comme ciment du progrès. Homme original et sans concessions, Haydar a souvent eu des démêlés avec sa hiérarchie et s’est vu « muter » par ses inspecteurs dans la région égéenne. D’autres que lui auraient apprécié ces mutations dans ces régions clémentes de bord de mer, mais lui a vécu ces années comme de véritables punitions et est retourné dans sa ville natale de Kars dès qu’il l’a pu.

     C’est qu’il avait une parade, un remède contre la dépression blanche qui guettait les habitants de Kars : le café. Ce lieu enfumé où ronronnait un poêle chauffé à blanc et rendu quasi invisible par les volutes des cigarettes des hommes jouant au Okey, une sorte de jeu de rami mais qui se joue avec des tuiles. Le plaisir quand on joue au Okey, c’est de le bruit que produisent les tuiles quand on les mélange avant de commencer le jeu. La plupart du temps, on parle peu quand on joue au Okey. Sauf, d’après mon oncle, dans le café qu’il fréquentait à Kars et où les blagues de toutes sortes fusaient de partout. Dans ce café, Haydar retrouvait ses collègues instituteurs - pour certains originaires de la ville mais pour beaucoup mutés dans cette ville reculée pour quelques années seulement en espérant une affectation un peu plus clémente- , mais aussi des personnes d’origines très diverses. Mon oncle aime encore dire que ce café était l’un des rares endroits encore cosmopolites du pays, peuplé qu’il était de Turcs sunnites ou chiites, d’Azéris, de Géorgiens, de Kurdes, d’Allemands même et les derniers temps depuis l’effondrement de l’URSS, de quelques Russes venus faire du petit commerce de valise, ou de Natacha, nom donné en Turquie à toutes les belles femmes russes. Parfois quand il était de bonne humeur, entre deux chagrins d’amour, Haydar nous faisait part des blagues de sa journée au café et les racontait avec un talent irrésistible, faisant plier de rire toute la maisonnée, sous le regard réprobateur de mon grand-père Aliyar. Ces soirs-là, il ramenait des savoureuses anecdotes, croquant avec tendresse et humour les gens qu’il y côtoyait. J’adorais l’écouter, retrouvant dans ses récits le style rieur avec lequel l’écrivain Aziz Nesin raconte les paysans anatoliens, les imitations des différents accents en plus !

     Or, la maisonnée que retrouvait Haydar de retour de « son » café était peuplée, elle, majoritairement de femmes qui, toutes sœurs d’Haydar qu’elles fussent, ne pouvaient fréquenter ce lieu exclusivement masculin. Pourtant aucune loi ne l’interdit et j’ai même entendu dire par ma tante la plus jeune que l’une des conquêtes d’Haydar avait un jour osé franchir la porte de l’antre enfumée avec lui. Je n’ai jamais su si c’était vrai, et n’ai jamais osé le demander à mon oncle lui-même, bien qu’il m’ait emmenée dans toutes sortes d’endroits, moi sa nièce qui se targue d’être la préférée. Je me demande si ma tante ne racontait pas cela pour discréditer encore un peu plus la dernière conquête de son frère, cette femme dangereuse qui venait de lui asséner un nouveau chagrin d’amour… On l’aura compris, mon oncle Haydar est un homme aux amours tumultueuses. Célibataire endurci et amant difficile, il est surtout connu dans la famille pour les béguins impossibles qu’il nourrit exclusivement pour des femmes mariées ou sur le point de l’être. A chacune de ses ruptures, Haydar, en amant éploré, perd 10 kilos, tombe dans une profonde dépression pouvant durer des mois - à la grande inquiétude de ses soeurs que, par comble de malchance, il a nombreuses… En effet, à son grand dam et courroux, ses cinq sœurs, qui une à une se sont mariées et ont lâché le domicile familial de Kars pour toutes se retrouver dans les villes de la partie occidentale du pays, se sont relayées jusqu’à aujourd’hui pour lui présenter des jeunes filles prétendument parfaites, puis à mesure que le temps passait, des jeunes veuves, puis encore des moins jeunes veuves… La légende familiale dit qu’il est devenu ce Dom Juan difficile et malheureux depuis l’opposition de ses parents au seul mariage qu’il voulait de ses vœux, celui avec sa cousine germaine dont il était éperdument amoureux et à laquelle il a du renoncer.

      Les derniers temps, il ne restait plus dans la maison familiale auprès de mes grands-parents que Haydar le célibataire endurci et Neslihan, la 2ème sœur, dont les enfants s’étaient déjà mariés et qui était revenue au bercail après avoir prématurément perdu son mari dans la tumultueuse ville d’Istanbul. Neslihan disait être revenue à Kars pour s’occuper de ses parents mais il a m’a semblé, la dernière fois que je me suis rendue dans la maison sous la neige, qu’elle passait plus de temps à s’occuper de son frère Haydar qui, d’après elle se laissait dépérir, que de ses vieux parents, qui eux n’avaient jamais cessé de croquer la vie à pleines dents, se désolant toutefois du célibat de leur plus jeune fils et culpabilisant d’en être un peu responsables. On aurait dit que la grande hantise de tout ce petit monde, et des 4 autres sœurs qui téléphonaient régulièrement était qu’Haydar cessât totalement de manger. « Mange, disaient-elles, au moins un morceau de ce fromage. Avec une tranche de tomate et une olive. Mais ne fume donc pas tout de suite, tu viens à peine de te lever ! » Je n’ai jamais compris d’où venait cette inquiétude bizarre. Certes, mon oncle, svelte lorsqu’il était jeune n’était pas bien épais, mais je savais par ailleurs que dès qu’il n’était plus à proximité de ses sœurs il redevenait un homme affable, gai, rieur et à l’appétit ma foi normale. Quant à moi, petite fille, j’attendais la fin de ce pensum quotidien guettant le moment où mon oncle m’emmènerait en promenade, parfois sur les remparts de la forteresse qui surplombe la ville ou dans le jardin de thé au abords du hammam, me demandant comment mon oncle adoré si désagréable le matin avec ses sœurs et ses parents, pouvait se transformer, une fois à l’extérieur de la maison, en le plus charmant et le plus rieur des hommes.

     Comment et pourquoi ses sœurs sont parvenues à convaincre leur frère Haydar de quitter la ville de Kars et son café enfumé de blagues et comment ce qui semble être le dernier mot entre Haydar et ses sœurs fut dit entre eux sur un balcon d’Izmir.... voilà ce que je publierai mercredi.

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La suite ici

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Commentaires
A
Merci Elsa, d'avoir pris le temps de le "dire": cela m'encourage à poursuivre... même si le mot "talent" me parait... comment dire ? immérité ?
E
je voulais juste te "dire" que c'est toujours avec beaucoup d'émotions que je lis tes textes. Tu me transportes loin, dans un pays que je connais pas, à une époque où je n'étais pas née. je trouve que tu as beaucoup de talent.
D
Hum... Je pourrais composer un portrait un peu similaire et néanmoins différent d'un de mes oncles paternels que j'ai rencontré à chaque fois lors des week-ends ou des vacances dans les Vosges. Vieux séducteur portant beau quand il n'était pas ivre et toujours entouré de femmes, paresseux complet tout en étant acharné au travail quand il le fallait, ayant fait des enfants à droite et à gauche, mais aussi quelqu'un qui m'a autant fasciné et effrayé que Long John Silver. Je pourrai peut-être écrire à son sujet même s'il me manque le fil. Mais au moins cela m'a donné l'envie d'y songer.
F
Oh je suis passionnée ! Quel homme ce Haydar ! Savoureux billet. Merci Ada.
S
Merci pour ce moment de bonheur qui me lave la tête d'une journée d'oraux épuisants ! Je m'y voyais, moi, dans ce café enfumé, en train de jouer au Okey... Quelle est donc le motif de la dispute ? Qu'a dit Haydar ?<br /> <br /> Comme j'aime tes récits, ada !
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