Un cadeau
Je ne suis plus très assidue sur ce blog et j’ai
failli rater le cadeau que me fait –que nous fait- Alain Mascarou en offrant
dans les commentaires de cette modeste page la traduction sur laquelle il est
en train de travailler du premier roman de Mehmet Yashin.
Ces pages sur l’expérience de la guerre à Chypre vue
par les yeux d'un petit garçon sont bouleversantes. Il est aussi beaucoup question de la découverte étrange de l'altérité.
Je tenais à leur donner un peu plus de visibilité en
les déplaçant ici.
J’ai hâte de pouvoir tenir en main ce roman en
français !
Au passage je remarque qu’Alain Mascarou a choisi de
garder dans sa traduction le mot « yorgan » en turc (les couettes
dont je vous rabâche les oreilles ici) et me dis que je ne vais plus, après
cette poignante lecture, pouvoir penser à
mes yorgan de la même façon.
Je suis très heureuse que ce blog vive encore (un
peu) pour toutes ces richesses inestimables qu’il m’apporte.
Je remercie Alain Mascarou pour son don:
De Mehmet Yashin traduit par Alain Mascarou qui nous conseille de lire cet extrait "en parallèle aux poèmes de
"Soldat mort mon amour" (in Constantinople n'attend plus personne)
Alain Mascarou précise également que l'action de ce roman "se passe à Chypre au temps de l'EOKA,
le titre provisoire du roman est "Votre Expatriote Poissons" (de cette
Expatrie dont sont citoyens ceux qu'on exile — un continent)."
TROISIÈME HISTOIRE
assis dans la fenêtre
Assis dans la fenêtre, je regardais les orangers.
J'écoutais
le bruit de l'eau qui coulait derrière. Je croyais qu'au loin la mer se
mêlait au ciel. La hauteur des montagnes m'étonnait. À ce moment-là
d'ailleurs tout m'étonnait.
J'étais assis dans la fenêtre.
Peut-être
que mon père n'était pas mort, qu'il vivait, qu'il se cachait dans une
grotte de ces hautes montagnes. La longueur de ses cheveux, de sa
barbe, l'empêchait de venir au bourg. Là-bas il n'y avait pas non plus
de barbier. Je regardais les hommes qui passaient sur la route. Lequel
pouvait être mon père ? Je me choisissais moi-même un père. En réalité
je n'avais jamais vu mon père. Les gens peuvent-ils regretter des
choses dont ils ne connaissent pas le sens ? Je regrettais mon père.
Ma
mère était toujours fatiguée. Elle était très en colère contre moi
parce que je mangeais trop de viande de porc. Que pouvais-je y faire,
ça me plaisait beaucoup de prendre quelque chose de ces soldats blonds.
Ils passaient en jeep devant notre maison. De ma fenêtre j'agitais la
main vers eux, je disais : "Hello". Ils étaient si bons que s'arrêtant
aussitôt ils me donnaient de la viande de porc, des sandwichs, des
conserves, du lait et même du Coca-Cola. En fait, je croyais que la
tâche de ces soldats des pays occidentaux était de nous apporter de la
farine parce que nous ne nous battions pas comme les gens d'ici. Parce
qu'il était écrit sur leurs voitures "UN"*. De vrai, je ne comprenais
rien : alors que chaque jour on transportait tant de farine, pourquoi
mangions-nous du pain avec de la paille et des cailloux ?
*le sigle
"UN", United Nations, signifie en turc "un", farine.
Un jour assis
dans ma fenêtre, j'ai vu les avions. Ils plongeaient vers mes hautes
montagnes à moi. Un moment ils disparaissaient, soudain ils s'élevaient
à nouveau. Dans le bourg les sirènes retentissaient comme si elles
n'allaient jamais s'arrêter. Moi debout dans la fenêtre je regardais
les avions. Je savais qu'ils lâcheraient des bombes. Cependant
l'émotion de sentir que les avions bombardiers étaient aussi proches
aggravait ma peur. Les sirènes retentissaient pour que nous allions
dans les refuges. La Défense Passive avait fait creuser des refuges
même dans notre quartier. Chacun des pères était allé creuser un
refuge. De chez nous aussi il aurait fallu qu'un père y aille. Ma mère,
en donnant de l'argent à un pochard désœuvré du quartier avait voulu
qu'il creuse un abri à la place de mon père absent. En m'apercevant
qu'elle mettait ce soûlard à la place de mon père, trépignant en pleurs
sur la route je réussis à la faire changer d'avis. Dans le quartier fut
organisé un exercice d'alerte à l'arrivée des bombardiers. A ce moment
-là les sirènes retentirent exprès, et tout le quartier courut exprès
dans les abris. Je résistais pour ne pas y aller. Ma mère me traînait.
Moi, hurlant encore plus fort, je me jetais de moi-même à terre. Je
n'avais pas de père, comment pouvais-je aller dans un refuge creusé par
les pères des autres enfants ? Je ne pouvais le dire clairement à ma
mère, et elle ne pouvait le comprendre. Cependant mon obstination
"absurde" l'avait forcée à prendre cela au sérieux. Elle poussa dans
l'encoignure le châssis de fer du lit où elle dormait, elle me fit un
"refuge" particulier en plaçant d'épaisses planches de bois sous le
matelas.
"Si les avions arrivent, en passant sous le lit tu
t'assiéras dans le coin, et si tu n'es pas dans la chambre, tu te
cacheras du côté intérieur d'une porte."
Cette nuit-là d'épais
rideaux noirs avaient été accrochés à ma fenêtre. Nous étions assis à
la lueur d'une bougie. Ma mère, qui ne s'éloignait jamais du poste de
radio, sortait fréquemment pour ne pas me montrer qu'elle pleurait. Les
grands oublient vite leur propre enfance. De par où ils sont passés
eux-mêmes, il faut qu'ils sachent que les enfants saisissent en un clin
d'œil beaucoup de choses, surtout celles qu'on leur cache. Bien sûr que
je comprenais que ma mère pleurait, mais je faisais comme si je ne
comprenais pas.
Cette nuit-là enfouissant la tête sous le yorgan
j'ai pleuré jusqu'au matin. Ma mère ne pouvait pas du tout comprendre.
Je me recroquevillais, la tête passée sous le yorgan. Je croyais que
les morts à la guerre attendaient à mon chevet. Ce jeune homme aussi
était parmi ceux qui étaient morts hier. Du sang coulait de sa tête. Il
tendait des mains aux doigts déchiquetés. Il allait me prendre et
m'emporter, m'ensevelir dans un trou profond. J'allais mourir. J'allais
disparaître dans l'obscurité. Vraiment, comme j'avais peur à nouveau !
Pour croire que je n'étais pas seul, coupé en deux je parlais avec
moi-même, mieux encore, je me transportais moi-même ailleurs. Les
martyrs dans leurs suaires blancs ensanglantés sortaient de leur fosse
l'un après l'autre. Les fantômes, avec leurs mains de squelettes, me
faisaient signe : "Viens viens viens". Je me collais alors à ma couche
trop étroite, je m'enveloppais entièrement dans ma couverture. Je
tâchais de ne pas penser que les revenants pouvaient entrer aussi sous
mon yorgan. Je hurlais dans mes rêves mais ma voix ne sortait pas.
M''éveillant épuisé de mes cris que nul à part moi ne pouvait entendre,
j'écartais la couverture, je regardais ma mère. Les martyrs ne
pouvaient s'approcher de moi tant que ma mère était là. Je voulais que
ma mère ne voie pas que j'avais pleuré, parce que l'une des premières
règles que j'avais apprises était de ne pas montrer que je pleurais.
C''est pourquoi, bien que je l'eusse désiré très fort, je n'allais pas
entrer dans le lit de ma mère et dormir avec elle.
Ma mère se
réveillait tôt, elle partait préparer à manger aux soldats, coudre pour
eux pantalons et chemises. Dans le bourg toutes les femmes s'occupaient
ainsi, et tous les hommes faisaient la guerre. Un jour, me frappant
moi-même d'un endroit à l'autre en pleurant, je me révoltai contre le
départ de ma mère chaque matin. Devais-je m'en apercevoir, mes pleurs
étaient-ils libres de couler en montrant ma colère, je ne savais.
C'étaient des sanglots arrachés de l'intérieur qui exprimaient une
profonde tristesse, des pleurs que je ne pouvais verser ouvertement
"Est-ce
que ces soldats n'ont pas de mère ? Que chacune de leurs mères leur
prépare le repas, que chacune d'elles leur couse une chemise !"
Ma
mère ne m'écouta pas et partit. D'ailleurs les grands n'écoutent jamais
les enfants. Ils sont absolument certains que ceux-là ne peuvent rien
dire de sérieux au sujet de la vie. Eux prennent au sérieux bien que ça
n'ait ni queue ni tête tout ce qu'ils font. Et ils ne s'en tiennent pas
là, ils veulent que les enfants prennent au sérieux ces futilités.
"Si
au moins j'avais une mère en plus. Quand tu t'en irais l'autre
s'occuperait de moi, elle m'aimerait quand tu ne m'aimes pas.'"
Je
m'étonne maintenant en y pensant. Je croyais que la vie était partout
ainsi : les hommes allaient à la guerre, les femmes cousaient des
uniformes. J'avais appris maintenant que les gens étaient divisés en
Roumis et en Turcs. D'ailleurs il y avait quelques mois encore,
j'ignorais que les tantes grecques étaient Roumis, et que nous nous
étions Turcs. La seule différence que je pouvais faire était de ce type
: "la langue que parlent les tantes grecques" et "la langue que parle
ma mère". Et je croyais qu'elle parlaient des langues différentes par
pureté d'âme. Les gens à la télévision, la famille de Sarkis, Jane la
femme de mon oncle et ces soldats blonds de l'UN parlaient des langues
diverses. C'était magique de savoir que la plupart de nos voisins
étaient Roumis, et que nous nous étions Turcs. Une découverte
incroyable, étrange, merveilleuse ! Nous n'étions donc pas tous
pareils, certains (Turcs) étions autres, et eux (Roumis) étaient
autres. La découverte de cette mystérieuse surréalité me donnait
l'impression qu'en-dessous des choses présumées réelles se trouvait
dissimulée une "subréalité" essentielle.
Sur cette lancée, j'ai
commencé à séparer non seulement les gens, mais toutes les choses
présumées Turques et Roumis. Par exemple, les lointaines montagnes en
face et la mer à gauche étaient la partie Roumi. Là tout était Roumi,
les arbres, les nuages, les voitures. De temps en temps de ce côté-là
venaient des oiseaux Roumis. Ils ressemblaient exactement aux oiseaux
Turcs, mais sans doute disaient-ils "cui cui cui" dans une autre
langue. Je ne les aimais pas du tout. Parce qu'ils étaient Roumis, il y
avait une EOKA Roumi. A l'intérieur de cette EOKA se trouvaient des
hommes en armes. C'étaient eux qui avaient tué mon oncle, fait
prisonniers ma tante et mon grand-père, ouvert le feu sur leurs maisons
pour les saccager.
Assis à la fenêtre, je pensais que pensait
mes pensées assis exactement comme moi à une fenêtre en ce moment un
garçon Roumi partageant ma projection. À l'égard de ce garçon Roumi je
nourrissais des sentiments mêlés. Je ne l'aimais pas parce qu'il était
Roumi, mais parce qu'il me ressemblait exactement. Il fallait que lui
aussi eût perdu son père à la guerre, et sans doute sa mère
préparait-elle les repas des soldats Roumis. Quand je pleurais lui
aussi pleurait. Mais d'où était-il supposé Roumi ? Une fois même je le
vis sur la route d'Omorfo/Morphou. Je fus saisi d'une grande émotion.
Il était sur la route, moi j'étais dans un autobus Turc. Nous nous
sommes longuement regardés. J'en suis sûr, c'était lui ma projection.
Mais d'où était-il supposé Roumi ? Comme des années plus tard à nouveau
je cherchais une réponse à cette question, elle m'apparut comme un
sujet comique. Peut-être était-ce un symptôme en rapport avec la
croissance. Parce qu'en grandissant je n'eus pas beaucoup le loisir de
penser même à ma propre projection, comme à la question qui étais-je
exactement. Ou bien était-il difficile d'être un Roumi de ma projection
? Selon mon point de vue d'alors, tout était couple et dans chaque
chose il y avait un Turc et un Roumi. Mais les esprits et les fantômes
de ces couples étaient identiques si on les séparait chacun en tant que
Turc et Roumi.
Quelques jours après les rideaux noirs furent retirés. Je pouvais m'asseoir tranquillement à la fenêtre comme autrefois.
Il
faisait nuit. Ma mère n'était pas encore arrivée. Au fur et à mesure
que l'obscurité s'épaississait, les battements de mon cœur
s'accéléraient, ma peur augmentait. Le ciel étincelait d'innombrables
étoiles. Je m'abîmais dans la pensée de la vie sur les étoiles.
J'oubliais ainsi que me trouvant seul les martyrs me cernaient. Comment
étaient les hommes sur les étoiles ? Comment s'habillaient-ils ? Sans
doute là aussi y avait-il des Roumis et des Turcs. Comment se
battaient-ils entre eux ? Est-ce que l'un de ces jours nous
combattrions les occupants de ces étoiles brillantes, jaunes ?…
C'étaient les questions les plus sérieuses parmi celles que je ne
pouvais résoudre.
Une jeep militaire amena ma mère avec les
autres femmes du quartier. Sautant de la fenêtre je courus sur la
route. En courant je regardais encore les étoiles. Est-ce que les
femmes sur les étoiles faisaient aussi l'aller et retour avec les jeeps
militaires ? Dans la jeep était assis un homme moustachu, aux yeux
gris, aux traits du visage tracés avec un crayon feutre. Il portait sur
sa poitrine et ses épaules des insignes comme dans les films. Dans la
lune et l'étoile de sa casquette vert foncé de héros se tenait un loup
gris. Comme il tendait la main pour me caresser les cheveux, je
tressaillis. Sûr que cet homme n'était pas mon père. Il n'y avait dans
ses regards ni affection ni souci ni rien d'autre. Les yeux de mon père
étaient noisette moirés de vert. Et comme il avait un beau regard dans
les photographies de mariage avec ma mère. L'homme jouant avec ses
doigts se tourna soudain vers ma mère :
"Occupe-toi bien de ce jeune garçon, il deviendra bientôt un héros !"
Je
fus flatté d'être pris au sérieux et épouvanté à la pensée que je
pouvais mourir. Je collai mes lèvres sur la main de ma mère.
Ma
mère dit, dans un sourire indécis : "Il y a encore du temps pour
l'héroïsme, il y a encore du temps." Ensuite en se levant elle dit que
j'avais très peur de la guerre, que je priais en cachette la nuit pour
que la guerre cesse. Je me mis en colère contre ma mère parce qu'elle
pensait que j'étais petit, et surtout que parce qu'elle savait que je
priais le Dieu des Turcs pour que la guerre cesse et par dessus tout
parce qu'elle frappait à vif impitoyablement sur mon grand secret.
L'homme éclata de rire :
"Mon fils, jamais la guerre ne
finira. Elle existait autrefois, et elle existera aussi demain. Si un
pays ne veut pas être captif, pour lui la guerre ne finit jamais. Tous
les pays se font la guerre. Voyons, n'es-tu pas un homme ? Les hommes
n'ont pas peur de la guerre !"
J'avais recommencé à pleurer.
L'homme dit encore bien d'autres choses, mais je ne pus en comprendre
aucune. Je voyais ses yeux, les étranges insignes tracés sur ses
épaules, ses moustaches, ses phrases qui jaillissaient de sa bouche
comme d'un fusil mitrailleur, les autres soldats dans la jeep qui ne
bronchaient pas, et je pleurais.
Après ce jour-là, je devins
tout à fait le héros d'un film de science-fiction. J'étais dans un trou
profond, ténébreux, parmi les fers qui volaient dans les feux, les
explosions interminables dans le ciel. Les projectiles bondissant vers
les étoiles, le sang coulant comme une voie lactée à travers l'espace,
la couleur du ciel virant au rouge… Le monde se boursoufflait comme un
ballon qui éclate, émiettés sur la carte les pays se pulvérisaient.
J'avais disparu dans l'espace. J'étais roulé de droite à gauche comme
un fétu de paille. Sans arrêt mes pieds glissaient, je tournoyais,
tournoyais tournoyais. J'étais seul. Il n'y avait pas d'endroit où
poser le pied. Je voulais saisir les pierres du ciel, mes mains
s'approchaient. Sur les vaisseaux spatiaux des mortiers au long canon
tiraient sur moi et rendaient la moitié de mon corps à l'état de
poussière. Le loup gris de la casquette du héros spatial était assis
dans la lune. Les yeux gris me regardaient du haut du ciel, d'étoile en
étoile une voix revenait en écho : "La guerre ne finira jamais… la
guerre ne finira jamais… ne finira jamais… ne finira… ne fin…"
S'il
faut que je l'avoue, j'estimais que c'était là l'une de ces paroles des
grands qui savent tout très bien. Je me rendais compte qu'étant petit
je ne pouvais tout saisir.
Longtemps après avoir appris que
nous n'étions pas nous en tant que nous, mais que nous étions deux
êtres différents appelés Turc et Roumi, je devais découvrir qu'on avait
créé dans une certaine mesure en l'appelant "nation" la prétendue
séparation. Étant nation, les mêmes choses en devenaient d'autres d'une
façon émouvante et mystérieuse. Même entre la gent des chats turcs et
la gent des chats roumis, on faisait la distinction. Car la nation est
essentielle dans la vie et rien n'échappe à son essence nationale.
La
question sur la route de l'homme dans la jeep si j'étais ou non un
homme restait secondaire par rapport au jugement que la guerre entre
nations ne finirait jamais. Mais des années après je remarquai que
comme je n'aimais pas du tout les jeux guerriers ni l'état militaire,
je pris excessivement au sérieux ceux qui tâchaient de me persuader que
je n'étais pas un "homme". D'ailleurs, dans ces années-là, mes
règlements de compte et ma révolte étaient en relation avec la guerre
plus qu'avec la sexualité. La pression créée par la difficulté relative
à un sexe s'effaça auprès de la violence sanglante relative à une
nation.
Maintenant assis à la fenêtre je commençai à chercher une solution pour que la guerre cesse. Et je finis par la trouver !
Si
toutes les balles, mais toutes, s'épuisaient, si tous les avions, mais
tous, tombaient, si toutes les armes s'usaient, s'abîmaient, même sans
être utilisées, la guerre ne s'arrêterait-elle pas ? Après cette
trouvaille, assis à la fenêtre je me mis à compter les coups de feu.
J'écrivais même le nombre des coups de feu quotidiens sur mon "exercise
book" à la brillante couverture rouge. Le commandant dans la jeep
n'avait pas pu penser comment c'était arrivé. Qui plus est il avait
aussi des marques sur ses épaules. Comprendre que même les grands ne
peuvent pas tout savoir fut l'une de mes autres découvertes
importantes.
D'ailleurs qui savait parfaitement tout ? Dieu ?
En apprenant de ma mère que Dieu sans tout savoir décidait cependant de
tout, je passai par un véritable effondrement. Cela voulait dire que
Dieu décidait aussi la guerre ! Je n'avais aucun doute que la guerre
était une chose mauvaise. Le point que je ne comprenais pas, comment
Dieu pouvait-il décider une chose aussi mauvaise ? Si un homme n'avait
pas confiance en Dieu, en qui se confierait-il ? Bien sûr qu'à cette
époque-là je me posais cette question, avec ce sens-là, mais sous cette
forme : "Un pays qui n'aurait pu avoir confiance même en Dieu, en qui
se confierait-il ?"
Ankara-Nicosie, 1980